Accumulation primitive et exploitation des femmes :
l'angle mort des analyses de Marx.
Après le succès mondial de Caliban et la sorcière, paru en 2004, dont la traduction française en est à sa deuxième édition, les Éditions iXe ont eu l'excellente idée de traduire cette compilation de textes publiés entre 1974 et 2012 par Silvia Federici, universitaire féministe marxiste. La pensée de l'auteure évolue avec les développements de la mondialisation en partant du mouvement Wages for housework des années 70 aux États-Unis. Le mouvement est déclenché par les coupes budgétaires faites dans les aides sociales aux USA, aides sociales dont les femmes sont toujours les principales récipiendaires.
" Mon engagement dans le mouvement des femmes m'a amenée à prendre conscience que la reproduction des êtres humains est au fondement de tout système économique et politique, et que si le monde continue de tourner, c'est grâce à l'immense quantité de tâches ménagères, payées et non payées, effectuées par les femmes. " écrit-elle dans la préface. Tout en reconnaissant qu'au départ, en bonne beauvoirienne, le statut de femme mariée et de mère n'était certainement pas sa tasse de thé à elle. L'accumulation primitive de capital qui permet d'investir dans la révolution industrielle s'est faite sur le travail de reproduction sociale non payé des femmes -et non inclus dans les PIB qui ne comptabilisent que l'emploi salarié et posté des hommes, emploi qu'il faut distinguer du travail non payé, comme le travail ménager ou le bénévolat, pour ne parler que de ces deux exemples : c'est la thèse de Sivia Federici. Qui plaide du coup pour un salaire ménager : Wages for housework.
" Comme d'autres féministes avant nous, nous découvrions que la cuisine tenait lieu pour nous de bateau négrier, de plantation, [et que nous étions] traitées en grandes dames coolies ". Mise en parallèle avec l'accumulation primitive selon Marx : le pillage brutal des colonies.
Le travail non payé, donc invisible, des femmes toutefois, est compensé par différentes aides : allocations familiales, pensions de réversion des veuves, et même RSA ; le problème, c'est qu'elles ne sont pas universelles, qu'elles sont souvent instrumentalisées pour stigmatiser les récipiendaires comme "parasites" de la société, un comble ! Et qu'en cas de "crise" ou "récession", elles peuvent servir de variables d'ajustement budgétaire. L'accès des femmes à l'emploi de type masculin -pas toujours gratifiant ni libérateur, reproche Federici- va se faire massivement dans les années 50, 60 et suivantes, aujourd'hui ce sont les femmes sans emploi à l'extérieur qui sont minoritaires ("maman ne travaille pas, elle s'occupe de nous", selon la légendaire formule) ; de fait, le capitalisme a fait son beurre du travail non payé que les femmes n'ont plus le temps de faire puisqu'elles ont un emploi à l'extérieur, en l'externalisant dans le secteur marchand sous forme de services payants : restauration hors domicile, tous les emplois du care, et même les papouillages maternels sous forme de soins bien-être, remise en forme et autres clubs de gym où on prend soin de son corps soi-même puisque plus personne d'autre ne le fait. Le capitalisme fait feu de tous bois, décidément. Ce qui est gratuit au sein du foyer et compte pour rien dans les PIB marchands, devient tout d'un coup production de richesses faisant du PIB quand il est externalisé, produit à l'extérieur de la sphère familiale. Mais ce sont toujours les femmes qui s'y collent à la cuisine, au care, et aux papouilles : ce sont les 12 ou 13 métiers exercés par les femmes en emplois marchands postés.
" Progressivement, le féminisme en est ainsi venu à se confondre avec la promotion de l'égalité des chances sur le marché du travail -de l'usine au conseil d'administration-, avec la promotion de l'égalité hommes-femmes, avec un processus de transformation de nos vies et de nos personnalités visant à les adapter à nos nouvelles tâches productives. " En propageant l'idée que l'emploi à l'extérieur est libérateur, et surtout que le combat, c'est le partage égalitaire des tâches ménagères, pire "la conciliation" des tâches ménagères avec une carrière professionnelle. Évidemment, les hommes, pas fous, et surtout habitués à être servis par les femmes de la famille, ne se précipitent pas pour contribuer. Eux, ne concilient rien du tout. Échec sur toute la ligne. D'ailleurs, toujours contre la ligne réformiste du féminisme, Silvia Federici, cohérente, est contre l'intégration des femmes dans les armées.
Je ne suis pas pour un salaire maternel ou ménager : les femmes sont suffisamment enfermées dans le conjugo et la maternité pour qu'on en rajoute. Pour moi, ce qui n'est pas payé n'a pas à être réalisé. Personnellement, je ne travaille plus pour la peau (dans mon cas, il s'agit de bénévolat puisque je me suis tenue pour des raisons politiques hors de l'exploitation domestique). L'exploitation des femmes est, et a toujours été la grande affaire du patriarcat. En théorie, la proposition de Federici, de rémunérer le travail domestique des femmes tient sur le papier, elle est même séduisante. L'histoire nous enseigne toutefois que les théories idéologiques sont dangereuses et/ou vouées à l'échec. Il y a certainement des règles comptables différentes à trouver pour calculer les PIB (Produits Intérieurs Bruts), de façon que les richesses produites retombent plus universellement et équitablement sur les femmes. Cet instrument de mesure de la richesse est de toutes façons dépassé : ils additionne des richesses produites par la destruction de ressources non, ou lentement renouvelables, sans proposer de compensation, il ne mesure plus qu'une fuite en avant mortelle, dont les femmes et la nature en ont toujours été les victimes. Une croissance effrénée et sans limites dans un monde fini est vouée à l'effondrement.
Qu'est-ce qu'un bien commun ? La terre, l'eau, l'air, sont des biens communs, mais aussi les espaces numériques et les services sociaux, les bibliothèques, le produit collectif des cultures passées, la biodiversité. Ils sont notre patri/matrimoine commun, ils n'ont pas à être marchandisés.
La mondialisation : une guerre économique contre les femmes
De 1974 à 2012, la pensée de Silvia Federici évolue vers la critique de la mondialisation engagée dans les années 80. Le FMI et la Banque Mondiale promeuvent un capitalisme sans frein continuant, c'est son mouvement naturel, la destruction et l'expropriation des communs, en l'occurrence des terres, -75 % des agriculteurs de la planète sont, de fait, des agricultrices de subsistance- au nom d'une industrialisation agressive et productiviste basée sur l'exportation de la guerre, le néocolonialisme, et une notion obsolète du développement. L'aide alimentaire des pays du Nord qui suit généralement les guerres et les catastrophes dites "naturelles", pays du Nord qui y écoulent leur produits agricoles subventionnés, achèvent de ruiner les agricultures vivrières des pays aidés en les rendant dépendants des importations. Silvia Federici dit clairement que les ONG qui distribuent l'aide alimentaire sont désormais un rouage essentiel de la machine de guerre néocoloniale. Après les avoir chassées de leur lopins de terre, le premier commun, pour créer une nouvelle classe de prolétaires, le travail reproductif des femmes du Tiers-monde est cette fois détourné au service de l'hémisphère nord, dont les femmes n'assurent plus le travail de reproduction sociale. Petites bonnes, nounous s'occupant de nos vieux, ou pour l'emploi marchand, ouvrières à bas coûts des maquiladores mexicaines, ou des industries textiles du Bangladesh (maquilisation de l'emploi posté selon Federici), on voit ainsi naître une nouvelle classe de prolétaires à la limite de l'esclavage, pour nous fabriquer des T-shirts à 5 euros.
Mais les femmes résistent formidablement depuis toujours à l'expropriation des communs, à la commercialisation de l'agriculture et à la marchandisation du monde. " Partout dans le monde, les femmes sont en première ligne pour sauver et replanter les forêts et dénoncer leur surexploitation... les femmes sont prêtes à tout pour arrêter les bûcherons." Elles sont aussi à l'origine des mouvements tels Green Guerilla aux USA, ou celui des femmes ghanéennes qui font pousser en ville, où elles ont été chassées, toutes sortes de légumes, sur le moindre trottoir ou plate-bande de la capitale. " La terre est le substrat matériel des activités de subsistance assurées par les femmes, dont dépend la sécurité alimentaire de millions de gens sur tous les continents. " Il va toutefois falloir passer à la vitesse supérieure : l'épuisement concomitant des femmes et des ressources de la nature, car invisibilisées, menace ce que les hommes ont appelé une "civilisation" humaine. Pour pouvoir continuer à faire société, donc "civilisation", il va falloir prendre en compte le socle sur lequel elles ont prospéré jusqu'à maintenant, la reproduction sociale assurée par les femmes et les richesses fournies jusqu'ici "gratuitement" par la nature.
" La privatisation complète de la reproduction date de l'avènement du capitalisme et elle a maintenant atteint un seuil destructeur. Il faut absolument inverser la situation pour que nos vies cessent enfin d'être dévalorisées, émiettées. "
Silvia Federici ( 1942), universitaire, est marxiste autonome. Elle propose donc une lecture marxiste et matérialiste du féminisme (lutte des classes, la classe sociale hommes exploitant la classe sociale femmes). Ce recueil de textes, très abordables, est indispensable pour se faire une culture politique et une conscience de classe. Le livre est publié chez iXe. Critique : j'ai dû faire ma propre photo du livre tellement la couverture noire avec flash blanc au milieu rendait illisible le sous-titre, sur tout ce que j'ai trouvé sur Internet : avis aux éditeurs, travaillez le graphisme de vos couvertures.
Les phrases en caractère gras et rouge sont des citations de l'auteure.
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