Télérama s'étant fendu cette semaine d'un article : Pourquoi il est urgent de (re)lire King Kong Théorie de Virginie Despentes, du coup j'ai suivi son conseil ! Je l'ai lu en 2006, année de sa parution, il y a une éternité. Je l'ai vite retrouvé sous une pile d'autres livres féministes.
Virginie Despentes est une punk (keupon) rock : dans les années 70, 80, elle fréquentait les milieux punks et les concerts rock en faisant du stop, cheveux courts verts ou crête rouge, en vivant de petits boulots en CDD chez Virgin au département musique vinyles et CD, pour payer ses sorties. Comme Michel Houellebecq qui travaillait, lui, à peu près à la même époque, certainement en CDI, normal, c'est un mâle, comme ingénieur recettes -évaluation et maintenance- des logiciels vendus au ministère de l'agriculture par UNILOG sa SSII, expérience dont il tirera Extension du domaine de la lutte. Puis lui aussi est devenu Michel Houellebecq ! Tous deux publient en effet sous leur véritable identité.
En rentrant un week-end d'un concert rock en stop avec une amie, elle est embarquée par trois sales mecs qui violent les deux sous la menace d'un fusil. Sauf que, bien sûr, le mot viol n'est pas employé : les gars "serrent les filles", les "persuadent un peu durement", de toutes façons, si elles n'en sont pas mortes, c'est qu'elles ne se sont pas défendues, donc qu'elles étaient consentantes.
" Car les hommes condamnent le viol, ce qu'ils pratiquent, c'est toujours autre chose ". " Dans la plupart des cas, le violeur s'arrange avec sa conscience, il n'y a pas eu de viol, juste une salope qui ne s'assume pas et qu'il a suffi de savoir convaincre ".
Virginie Despentes en fera un roman BAISE MOI*, qui lui permettra de devenir Virginie Despentes comme elle l'écrit : "et puis je suis devenue Virginie Despentes ", sorte de résilience par l'écriture et la reconnaissance littéraire. Romancière reconnue, mais aussi femme à baffer pour être sortie des clous assignés du "féminin" : ce qui passe bien chez Bukowski et Jack Kerouac (rouler bourré et écrire, en beuglant des gros mots sans ponctuation, en gros) ne passe pas du tout chez une femme. On va la réassigner à son statut de femme, surtout quand elle sortira (double blasphème) Baise moi au cinéma, avec une ex actrice de porno, Coralie Trinh Thi, à la réalisation. Pendant les interviews, raconte-t-elle, les journalistes ne lui posaient des questions qu'à elle, Virginie Despentes ; une ex actrice de porno, fût-elle passée derrière la camera, ne pouvant décidément pas formuler la moindre idée et opinion, n'ayant apparemment pas de tête, puisqu'on n'a jamais vu que son cul.
Dans un chapitre " Coucher avec l'ennemi ", Virginie Despentes voit deux volets à la prostitution : celui prescrit, encouragé par la société, le mariage qui garantit aux hommes une femme pour leur service sexuel gratuit, ainsi que l'entretien de leur ménage et l'élevage de leurs enfants, corvées tout aussi bénévoles, et celui condamné socialement par la société, le service sexuel payant, travail** renvoyé aux marges, dont les femmes portent seules le stigmate social. Il est à noter toutefois que leurs prestations n'incluent ni la lessive, ni la vaisselle, ni l'élevage. Je vous rassure, je ne suis pas passée du côté politique des "travailleuses** du sexe" : les deux asservissements des femmes, mariage comme prostitution m'indignent l'un autant que l'autre. Pareil pour la maternité-élevage. Pondre dans un cas sur deux de l'oppresseur par 70 kg, c'est définitivement non. D'ailleurs je me le suis appliqué. Je ne laisserais pas mes gamètes derrière moi. Tant mieux.
Coup de gueule phénoménal, King Kong Théorie permet à Virginie Despentes d'expliciter ses idées sur le genre, la prostitution et la pornographie, dont elle a sur ces sujets la vision néo-libérale des gens de gauche -elle s'est elle-même livrée au "travail** du sexe" durant trois années en indépendante, via le fameux minitel des années 80, sans y rencontrer de prédateurs, prostitution-addiction dont elle écrit toutefois qu'elle a eu autant de mal à arrêter que certaines drogues dures ou que l'alcool.
La lecture de King Kong est désinhibante, donc à conseiller : on voit qu'elle a lu ses classiques féministes, et les citations "à la manière de" parsèment son pamphlet : Valerie Solanas particulièrement, il y a aussi une citation des Guérillères de Monique Wittig à trouver ! C'est assez jouissif. Personnellement j'ai toujours adoré les citations au cinéma et dans la littérature, sorte de clins d’œils aux initiées, qui partagent une culture commune.
Virginie Despentes conclut son livre par une incitation aux femmes à se dépouiller des oripeaux de la féminité, cette impuissance ("vous n'êtes pas assez connectée à votre féminité, vous ne l'assumez pas" lui dira un psychanalyste qu'elle consulte) pour renouer avec la puissance des femmes, devenir une King Kong Girl, (dans le film King Kong, seule une femme pénétrera sans dommage le monde de la Bête à qui les hommes font une guerre impitoyable) refuser l'humiliation, refuser les rôles auxquels on nous assigne, riposter, pour que la terreur change de camp. Dans cette acception-là, King Kong théorie est indiscutablement un livre féministe puisque le féminisme, c'est tout à son honneur, c'est refuser l'impuissance de la féminité.
" C'est extraordinaire qu'entre femmes on ne dise rien aux jeunes filles, pas le moindre passage de savoir, de consignes de survie, de conseils pratiques simples. Rien. " " Une entreprise politique ancestrale, implacable, apprendre aux femmes à ne pas se défendre. Comme d'habitude double contrainte : nous faire savoir qu'il n'y a rien de grave, et en même temps, qu'on ne doit ni se défendre, ni se venger. Souffrir et ne rien pouvoir faire d'autre. C'est Damoclès entre les cuisses. "
" ...des femmes sentent la nécessité de l'affirmer encore : la violence n'est pas la solution. Pourtant le jour où les hommes auront peur de se faire lacérer la bite à coups de cutter quand ils serrent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrôler leurs pulsions "masculines" et comprendre ce que "non" veut dire. J'aurais préféré cette nuit-là être capable de sortir ce qu'on a inculqué à mon sexe, et les égorger tous, un par un. Plutôt que vivre en étant cette personne qui n'ose pas se défendre, parce qu'elle est une femme, que la violence n'est pas son territoire, et que l'intégrité physique du corps d'un homme est plus importante que celle d'une femme ".
" Ce que les femmes ont traversé, c'est non seulement l'histoire des hommes, comme les hommes, mais encore leur oppression spécifique. D'une violence inouïe. D'où cette proposition simple : allez tous vous faire enculer, avec votre condescendance à notre endroit, vos singeries de force garanties par le collectif, de protection ponctuelle ou de manipulations de victimes, pour qui l'émancipation féminine serait difficile à supporter. Ce qui est difficile, c'est encore d'être une femme, et d'endurer toutes vos conneries. Les avantages qui vous tirez de notre oppression sont en définitive piégés. Quand vous défendez vos prérogatives de mâles vous êtes comme ces domestiques de grands hôtels qui se prennent pour les propriétaires des lieux... des larbins arrogants, et c'est tout. "
Virginie Despentes - King Kong Théorie - Grasset Editeur - 2006
Complètement d'accord, il n'y aura que l'empowerment (par la loi, par l'éducation, mais aussi par nous-mêmes) pour nous sortir de ce système féminin masochiste. Soyons, redevenons des King Kong Girls. "Rien ne vaut un bon rapport de forces" disait Frederick Douglass, le militant des Civils Rights, à quoi rajoutait Martin Luther King (de mémoire, je ne l'ai pas retrouvée) "mon pacifisme ne fait mouche que parce que j'ai derrière moi un groupe de gens en colère avec des calibres dans les poches" ! Il est temps d'instaurer un bon rapport de forces. Il est temps que la terreur change de camp.
* Je me souviens de l’œil désapprobateur de la libraire du Mans qui a encaissé en 2000 mon achat de Baise-moi, qui reste pour moi, le grand roman de Despentes, quoi qu'on dise ou pense.
** Je fais toujours le distinguo entre travail et emploi. Le travail peut souvent être bénévole, l'emploi lui, est généralement salarié, en tous cas payé. L'un est féminin, l'autre masculin. Précision qui vaut pour les défenseurs des "travailleuses du sexe" qui trimbalent par leur vocabulaire cette notion de travail-, corvée, due en remboursement d'une dette aux dominants par les serfs (attachés à un fief, sans possibilité de le quitter) et les femmes, qui échangent dans un contrat de dupes, leur autonomie et leur sécurité à un seul homme contre services gratuits, et contre une "protection" bien illusoire contre toutes les saloperies aux femmes perpétrées possiblement par les autres mâles.
Les citations de Despentes sont en caractères gras et rouge.
Je n'avais pas encore lu cet article (je suis en retard dans ma lecture de ton blog) mais il fait immensément du bien! Voilà ;)
RépondreSupprimerJe trouve aussi qu'il fait du bien ; je l'ai encore réalisé à la relecture ; il est de bon ton de dire du mal de Despentes, elle n'analyse pas, elle est cash et coups de gueules, violente, ai-je entendu des féministes me dire lorsque je l'ai lu en 2006. J'ai bien fait d'y retourner, il se relit bien. Et c'est vrai que son assertivité fait du bien. C'est empowering, donc bon à prendre.
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