vendredi 18 septembre 2015

L'anatomie est politique

" Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées ".
Citation de Claude Lévi-Strauss - Anthropologue et ethnologue français - 1908-2009
Cette vision androcentrée du monde, où littéralement, les femmes (et les enfants) sont invisibles/invisibilisés, les anthropologues féministes matérialistes, dont Nicole-Claude Mathieu,  la dénoncent en produisant leurs propres études et observations. Je viens de terminer L'anatomie politique. Critique des sciences humaines, anthropologie, ethnologie... au prisme du féminisme matérialiste, cet ouvrage est indispensable pour connaître les constructions sociales qui ont asservi les femmes, les ont contraintes à la reproduction, ont imposé l'hétérosexualité comme norme. L'anatomie politique, catégorisations et idéologies du sexe, ouvrage d'épistémologie (critique) des sciences sociales et notamment de l'anthropologie, publié en 1991, est une sélection de textes de 1970 à 1989. Il n'y a pas d'être humain à l'état naturel, l'asymétrie entre les genres masculin et  féminin est une construction sociale, l'asservissement des femmes est imposé PARTOUT comme norme sociale.


 " Elles disent [...] que chaque mot devra être passé au crible "
Monique Wittig - Les Guérillères

Citation tirée du chapitre "Homme-culture et femme-nature", constatant l'absence des femmes des peuples primitifs étudiés, du radar des anthrologues hommes :
"L'étude des femmes est à peu près au niveau de celle des canards ou des volatiles qu'elles possèdent : elles donnent bien de la voix, mais de façon inexplicable." Leur travail ( reproduction, nourrissage, portage -généralement dans le dos- et élevage des enfants, préparation des repas), n'est jamais vu comme tel : autant on compte précisément en kilomètres les déplacements (chasse, cueillette) des hommes, autant les déplacements des femmes, plus restreints dans l'espace mais pas moindres, ne sont pas exhaustivement mesurés : il s'ensuit que "les rares études anthropologiques mettant en évidence la sous-alimentation (en qualité et/ou en quantité) relative des femmes par rapport aux hommes a surtout été faite par des femmes" !
Il est impossible de résumer ce livre sans le réduire, aussi voici les citations que j'avais partagées sur mon compte Twitter :

- " L'organisation sociale du sexe repose sur le genre, l'hétérosexualité obligatoire et la contrainte à la sexualité des femmes ".

- " Lévi-Strauss est dangereusement près de dire que l'hétérosexualité est un processus institué ".

- " Le sous-équipement technologique constant des femmes par rapport aux hommes révèle que les tâches sont dévolues aux femmes en fonction des outils, et non l'inverse. Les instruments de production-clés sont tenus par les hommes ". (D'où machinisme agricole détenu par les hommes, chez nous, et bien sûr, l'inévitable geek qui est forcément un mec :((
- " La division sexuelle du travail (cuisine, élevage des enfants par les femmes...) doit donc être conceptualisée comme une construction sociale ".

- Rien n'est moins naturel que l'association cuisine et soins aux 
enfants : il y a des dangers graves dans une cuisine, feu, eau bouillante, couteaux...
- Contestant "culture" masculine et "nature" féminine, NC Mathieu cite : 
"hommes + sauvage = mort, destruction 
/ femmes + sauvage = agriculture, fertilité ".

La maternité imposée et la surcharge par les enfants a des conséquences désastreuses : épuisement psychologique (burn out comme on dit aujourd'hui), abêtissement, limitation "A force de parler aux enfants, je me sens devenir bête" ; fil à la patte : "le poids de la liberté est plus lourd pour les femmes". Selon Frederick Douglass (ex-esclave, militant des civils rights) dans les plantations d'esclaves en Amérique, ce sont les hommes qui se sont enfuis en premier, tout comme aujourd'hui, les réfugiés qui fuient la guerre en Syrie sont en majorité des hommes : les femmes restent sous les bombes d'Assad avec leurs enfants. Mathieu parle même "du handicap physique et mental que représente pour les femmes la responsabilité des enfants" ! A notre époque, dans nos pays évolués, on dénie aux mères l'accès à une carrière, les promotions, les augmentations de salaire équivalentes aux hommes. "Qui va garder les enfants ?" selon l'inoubliable formule de Laurent Fabius à propos de la candidature de Ségolène Royal à la Présidentielle. Vous faites et élevez les enfants, bénévolement, et les hommes gardent les postes de commandement où s'exerce le pouvoir, payés bien sûr, ils "travaillent" eux,  "les femmes ont autre chose, elles, la maternité, c'est que du bonheur" m'a dit textuellement un mec un jour, lors d'un entretien de recrutement !

Condamnée à se marier à l'extérieur, à quitter sa famille pour rejoindre celle de son conjoint (patrilocalité), à devenir une étrangère sans pouvoir, elle est sommée de produire des enfants garçons, pour continuer la lignée patriarcale. Dans certaines tribus, cela peut les conduire au suicide. " Les femmes dans ces types de sociétés patriarcales ne sont pas autonomes, elles sont auto-mobiles, dans le sens où une automobile est gouvernée et pas autonome ".

Sur la défaite historique des femmes, quand céder n'est pas consentir :
" La violence principale de la domination consiste à limiter les possibilités, le rayon d'action et la pensée de l'opprimé.e : limiter la liberté du corps, limiter l'accès aux moyens autonomes et sophistiqués de production et de défense, "aux outils et aux armes" (Paola Tabet), aux connaissances, aux valeurs, aux représentations... L'oppresseur est dans sa conscience un dominant, il respire sur les hauteurs ; l'opprimé.e (l'oppressé) étouffe dans l'abaissement, et la bassesse de l'oppression ".
A lire absolument. Même si certains passages peuvent paraître un peu filandreux -l'anthropologie est une science humaine ardue- il passe au Karcher nos idées reçues sur le sexe, et défie nos représentations.

Pour finir, j'ajoute un passage trouvé sur le site d'un libraire en ligne à propos de Nicole-Claude Mathieu : comment fabrique-t-on une féministe ? Pourquoi chez certaines, la prise de conscience est quasi immédiate et chez d'autres, elle ne se produit jamais ? Peut-être une piste : Sa vie

"Née fin 1937 d'une fille de métayers vendéens devenue institutrice et d'un fils d'ouvriers champenois devenu ingénieur, Nicole-Claude Mathieu n'a pas vécu dans une famille hétéro-normale. Elle fut placée en divers lieux et milieux sociaux en raison des aléas de la guerre et de l'éloignement de sa mère malade, puis élevée par sa grand'mère paternelle, issue de la petite paysannerie sous-prolétarisée au tournant du siècle, dont elle écouta longuement le récit de ses conditions de vie. Familière des visites aux cimetières militaires et hauts lieux de batailles de la guerre de 14 dont réchappa son grand-père, elle fut aussi témoin des grèves ouvrières dans l'usine paradoxalement dirigée par son père.
Initiée par lui très tôt aux grandes découvertes scientifiques (sans compter la pêche au brochet et la chasse au sanglier), munie d'une sœur aînée et opportunément dépourvue de frère, éduquée dans un collège laïque de filles par des professeurs femmes, entourée d'amitiés féminines sans complications hétérosexuelles, elle grandit donc en être humain.
Tout cela lui insuffla sans doute une intuition sociologique, une soif de connaissance et un sens critique précoces qu'elle affina lors des études supérieures et confirma dans son parcours professionnel. Anthropologue féministe dernièrement maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales (Paris), elle y a tenu un séminaire sur «Anthropologie et sociologie des sexes». L'ethnologie est sa discipline d'élection, car seule apte à révéler la diversité mais aussi l'unité (et la perversité) de l'esprit humain, et son terrain de recherche l'observation hallucinée de l'amplitude de l'oppression des femmes.
"

Les citations tirées du livre de NC Mathieu sont en caractères gras et rouge et entre guillemets.

9 commentaires:

  1. Est-ce vraiment si simple ? Au collège ou au lycée, je me rappelle avoir étudié un extrait d'une (auto)biographie consacrée à Gisèle Halimi décrivant son enfance. Celle-ci était à l'opposé de celle de Nicole-Claude Mathieu.

    PS : j'ai fini Isis l'éternelle juste à temps pour profiter d'une émission consacrée à 4 reines d'Égypte, présentée par une archéologue féministe.Détail intéressant, Hatshepsout n'aurait pas été la seule pharaonne, elle en aurait recensé une dizaine. Point négatif, pas de mention de Teti Sheri et Iâhhotep I et II (17e et 18e dynastie), la dernière étant pourtant la seule reine (à ce jour) à avoir des décorations et ornements militaires dans son trésor funéraire.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Un milieu traditionnaliste étouffant peut aussi provoquer la révolte ! Moi, je ne faisais pas le lit de mon frère, mais ma mère trimait pour mon père et mon frère à qui elle ne demandait rien.

      Moi aussi j'ai regardé le doc d'Arte sur les reines d'Egypte, si on parle de la même chose, malgré les pesants doublages en français d'Arte (les quelques 600 000 spectateurs, les bons samedis soirs, de cette chaîne doivent tout de même savoir lire des sous-titres !) : c'était assez intéressant alors qu'il n'y avait pas que des pharaonnes. Mais vous avez sûrement raison : 4 c'est beaucoup et un réel effort pour un média patriarcal :))

      Supprimer
    2. Oui, c'est bien celui-ci, ça compense un peu deux documentaires diffusés il y a quelques mois, l'un comportant une longue séquence sur les gladiateurs sans citer les gladiatrices et l'autre consacré à Sainte Sophie avec un long passage sur Justinien avec une seule référence de quelques secondes à Theodora...

      Supprimer
  2. Ben surtout, ils n'ont pas vraiment différencié les femmes de/ mères de notamment de harem, de celles qui ont pris en propre le pouvoir dans leurs mains et pas en régence ou agissant dans le couple.
    S'il s'agissait des femmes pas simplement reines intrônisées pharaonnes, donc la "grande maison", incarnation du dieu, le champ était réduit.

    Bref, merci Hypathie pour le digest de ce bouquin que je garde précieusement dans ma biblio :-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ma contribution est très modeste et pour certaines, ça va être violent, cette découverte de "l'amplitude de l'oppression des femmes", mais je pense que cet ouvrage est de salubrité publique. Le féminisme matérialiste, qui n'a plus la cote, ainsi que ses analyses et ses théoriciennes, sont irremplaçables.

      Supprimer
  3. Nous devons à Mathieu, et à quelques autres trop peu nombreuses, d'avoir osé aborder la thèse que le sexe dans toutes ses acceptions - y compris la sexualité, toujours hétéronormée quelle que soit sa "diversité" - est un rapport social. Ce qui d'ailleurs je crois clôt la question du genre, dualité qui a finalement servi à renaturaliser le sexe, et à répandre l'injonction au pouvoir et à la masculinité. Il faudrait maintenant aller au delà, pour remettre en question la fameuse "nécessité du masculin", comme ensemble de formes sociales, que nous essayons bien tristement d'intégrer alors qu'elles ne peuvent mener qu'à l'extermination (on y est), féminicide en tête, au lieu d'inventer de la nouvelle.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est vrai que leur nihilisme est hallucinant ! Une nouvelle façon de se débarrasser des femmes ici https://www.facebook.com/157507487643964/photos/a.596948337033208.1073741825.157507487643964/959963660731672/?type=1
      Mais j'ai lu ou entendu quelque part Delphy expliquer que les hommes ne peuvent pas vouloir sciemment notre extermination, on leur rend trop de services, selon elle. Au moins à un moyen terme, parce que leur capacité de destruction est sans limites. Mais vous avez raison : il va falloir remettre en question la nécessité du masculin si on veut que l'aventure humaine continue encore un peu. Je suis pessimiste.

      Supprimer
    2. Je pense (avec la thèse marxiste dite de la "critique de la valeur"), que Delphy ou federici, comme les autres léninistes, se trompent quand elles croient que nous en sommes toujours sur une "simple" (c'est terrible à dire !) base d'exploitation ; le capital, qui est un rapport de valorisation selon ces thèses, a besoin désormais d'une telle rentabilité individuelle et collective que les "à pas cher" ne rapportent plus assez, bref coûtent par leur seule existence, et doivent être exterminées, femmes en tête. Les prétextes régressifs (religion, nations, etc.) ne manquent pas. C'est ce qui se passe déjà en Afrique, continent qui semble promis à disparaître humainement, et moins massivement ailleurs. Voir à ce sujet les thèses, mal connues encore en france, de Roswitha Scholz "La valeur, c'est le mâle".
      C'est effectivement une espèce de nihilisme "pragmatique", basé sur des "nécessités" pretendûment neutres, alors qu'elles sont intégralement liées à la valeur et à la masculinité. D'où l'impasse de vouloir les réaliser : elle ne pourront que tuer la plus grande partie d'entre nous, pour une survie provisoire d'une minorité. Solanas, encore une fois, avait été visionnaire, en pleine période de "croissance".

      Supprimer
    3. Merci de votre commentaire : je ne connaissais pas. J'ai trouvé des liens (un peu ardus) je les mets
      http://lapetitemurene.over-blog.com/pages/Roswitha_Scholz_Valeur_et_genre_Production_et_reproduction-5913421.html
      et
      http://debord-encore.blogspot.fr/2013/01/le-queer-fait-son-temps.html
      et encore
      http://endehors.net/news/critique-de-la-nation-de-l-etat-du-droit-de-la-politique-et-de-la-democratie-par-robert-kurz
      Je vais approfondir.
      PS Je pense aussi que Solanas (SCUM Manifesto) est visionnaire et qu'il faut la lire. Et elle est plus facile.

      Supprimer