vendredi 24 avril 2015

Un monde flamboyant

"Je suis Ulysse.
Mais je m'en suis aperçue trop tard"


" Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises , reçoivent un meilleur accueil dans l'esprit de la foule lorsque la foule sait qu'elle peut, derrière l’œuvre ou le canular grandioses, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles. "

Je viens de lire "Un monde flamboyant" de Siri Hustvedt. Roman biographie d'une artiste fictive disparue, Harriet "Harry" Burden, qui n'a pas trouvé de son vivant la reconnaissance qu'elle croyait mériter. Harry se marie à un marchand d'art richissime et fait deux enfants. Mais cela ne suffit pas à Harry qui est une artiste puissante, et comme elle n'est pas reconnue en tant que telle, elle va essayer des masques, d'hommes, puisque l'artiste indiscuté et indiscutable est toujours un homme. Mais ce faisant, elle va se perdre : des usurpateurs vont s'attribuer son travail. Le roman est éclaté en différents témoignages de ses proches, puzzle assez difficile à pénétrer avec de nombreux renvois de l'auteure en bas de page, j'ai failli laisser tomber avant le tiers du livre. Puis j'ai persévéré, et j'ai bien fait. Ce roman féministe se mérite : réflexion sur la puissance créatrice des femmes -hors maternité- leur effacement de l'HIStoire, hommage à des artistes brillantes dont les œuvres ont été attribuées à des hommes, ou ont été vampirisées par des artistes mâles, ou simplement "oubliées" pendant des siècles, pour ressortir au jour, exhumées par des historiens, des metteurs de scène de cinéma ou par des féministes. Siri Hustvedt doit savoir de quoi elle parle : dans la vraie vie, elle a épousé Paul Auster, le grand écrivain new-yorkais de Brooklyn. Siri Hustvedt est aussi une grande écrivaine, elle mérite notre attention.

Citations : toutes les citations du livre sont en caractères rouges.
"Artemisia Gentileschi, traitée avec mépris par la postérité, son œuvre majeure attribuée à son père. Judith Leyster, admirée en son temps et puis effacée. Son œuvre passée à Frans Hals. La réputation de Camille Claudel engloutie par celle de Rodin. L'erreur suprême de Dora Maar : coucher avec Picasso, erreur qui oblitéré ses splendides photographies surréalistes. Pères, maîtres et amants suffoquent les réputations des femmes. Ces quatre là sont celles dont je me souviens. Harry en détenait une réserve inépuisable. Avec les femmes, disait-elle, c'est toujours personnel, amour et saloperies, qui elles baisent. Et, thème de prédilection de Harry, femmes traitées comme des enfants par des critiques paternalistes, qui les appellent par leurs prénoms : Artémisia, Judith, Camille, Dora."

 Artemisia Gentileschi - 1593-1653 - Auto-portrait, allégorie de la peinture - Œuvre attribuée à son père, peintre, avec lequel elle travaillait.

"Judith Leyster (1609-1660) peintre baroque hollandaise, membre de la guilde de Saint-Luc, à Haarlem, célèbre en son temps mais oubliée après sa mort. Parce que son œuvre ressemblait à celle de Frans Hals, beaucoup de ses tableaux furent attribués à celui-ci. En 1893, le Louvre acheta ce que l'on prenait pour un Frans Hals, mais il s'avéra que c'était un Leyster. Cette découverte a contribué à restaurer le réputation artistique de Leyster."

Camille Claudel - 1864-1943 - Sculptrice, internée, abandonnée par sa famille dans un asile, morte de faim et de solitude en 1943. Son œuvre attribuée à Rodin. Le film éponyme de Bruno Nuytten avec Isabelle Adjani en 1988 contribue largement à la sortir de l'ombre.Désormais, on lui dédie des expositions.

Dora Maar - Self-portrait - 1907-1997 - Photographe surréaliste littéralement vampirisée par sa liaison avec Picasso, alors qu'elle ne quitta jamais son atelier. Depuis 1999, des expositions font redécouvrir son œuvre.
"Picasso a peint Maar comme La femme qui pleure, comme l'Espagne en deuil, mais le bouc aimait à faire pleurer les femmes. Dès que les larmes déboulaient, le pénis du bouc se raidissait. Quel petit misogyne énergique et ardent il était, Picasso !"

Margaret Cavendish, Duchesse de Newcastle -1623-1673


Son ouvrage majeur : Le Monde Flamboyant ( ou Le monde Glorieux), premier roman d'anticipation répertorié de l'Histoire.
Siri Hustvedt exhume cette écrivaine du 17ème siècle, qui a une ressemblance avec son héroïne Harry :
"Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, cette monstruosité du XVIIè siècle : une femme intellectuelle. Auteur de pièces de théâtre, de romans, de poèmes, de lettres, d'essais de philosophie naturelle et d'une fiction utopiste, The Blazing World : Le Monde Flamboyant. J'intitulerai ma femme Le Monde Flamboyant en mémoire de la Duchesse. [...] Mad Madge, Margot la Folle, était embarrassante, pustule enflammée sur le visage de la nature. [...] On laisse mourir ses mots ou ses images. On détourne la tête. Les siècles passent. L'année où la première femme fut admise à la Royal Society ? 1945. "

" Margot la Folle n'avait pas d'enfants à elle, pas de bébés à élever pour en faire des adultes. Elle avait ses "corps de papier", ses œuvres vivantes, et elle les chérissait."


"Ainsi ne me suis-pas persuadée que ma philosophie, étant neuve et récemment mise au monde, s'avèrera dès l'abord en maître de compréhension, mais il se peut, s'il plaît à Dieu, qu'elle y parvienne, non en cet âge-ci, mais en un temps à venir. Et si elle est aujourd'hui ignorée et enfouie dans le silence, peut être se dressera-t-elle alors plus glorieuse ; car étant fondée en bon sens et raison, elle peut connaître un âge où elle sera mieux considérée que dans celui-ci."
Margaret Cavendish, Observations upon Experimental Philosophy (1668) - Cambridge University Press. 

Quelques citations visionnaires par Harriet / Siri :
"  Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une 
représentation. "

"La "Singularité", c'est à la fois une échappatoire et une vision fantasmée de la naissance. Je lui ai dit : Un rêve jupitérien qui évite complètement le corps biologique. Des créatures flambant neuves surgissent de la tête des hommes. Presto ! Disparition de la mère et de son diabolique vagin."

"Nous sommes entrés dans une ère de biorobots hybrides, un âge où les scientifiques édifient les modèles informatiques de structures métareprésentatives de la conscience elle-même. Nombreux sont ceux qui évaluent l'affaire de deux, peut-être trois décennies, le délai dans lequel les corrélats neuronaux seront découverts et artificiellement reproduits. Un mystère considéré de longue date comme impénétrable sera résolu. Il en sera du problème ardu de la conscience comme de la double hélice."

Voilà. J'en recommande chaudement la lecture, dans n'importe quel sens, même en sautant les cahiers de Harriet ! Réflexion sur la société du spectacle, sur la disneylandisation et la marchandisation de l'art, sur le cynisme des artistes actuels qui ressemblent à des banquiers et de leurs marchands, ce roman est foisonnant et comme dans toutes les grandes œuvres, il y a plusieurs niveaux de lectures, il est une inépuisable réflexion sur l'art et la création.

Autres points de vue : Le journal de François ; Les méconnus ; La critique de Télérama ; La critique de France Culture.

Il y a une floppée de femmes effacées de l'histoire des arts et de la
culture : je ne cite que celles dont parle Siri Hustvedt dans son roman. On pourrait ajouter Sappho, la poétesse lyrique de l'Antiquité dont la légende nous est parvenue mais pas ses poèmes, détruits ou attribués à d'autres ; même remarque pour Hypatie d'Alexandrie, dont les travaux n'ont sans doute pas disparu, mais auraient été attribués à des mathématiciens hommes. A l'injustice, on rajoute la tromperie intellectuelle.

4 commentaires:

  1. Beaucoup de livres à lire en ce moment mais cela m'a l'air intéressant. De Siri Ustvedt j'avais lu un livre d'essais, sinon en peintre femme expropriée, il y a aussi Margaret Doris Hawkins dont le mari s'est approprié l’œuvre pendant des années avant qu'elle ne réussisse par procès, à la revendiquer. Le dernier film de Tim Burton "Gig Eyes" raconte son histoire.

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    1. Je suis sûre que les musées sont remplis d’œuvres de femmes attribuées à des hommes. Et on ne parle que des artistes ! Les scientifiques ne sont pas en reste : des découvertes de femmes leur ont été attribuées :(

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  2. Colette sous le nom de Willy... Sans compter tous les hommes qui n'auraient pu mener à bien leur œuvre sans leurs femmes "à tout faire le reste, Y compris fournir de quoi payer la pitance du "génie".

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    1. C'est vrai, j'aurais dû penser à Colette, dont le mari signait les œuvres. Mais c'est sans fin, cette histoire d'imposture et de pillage.

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