lundi 23 février 2015

Trivia, prédécesseure de la "Sainte" Trinité masculine


Je vous propose cette semaine la traduction d'un texte tiré de Gyn / Ecology sur la mystique de la Trinité masculine : Père, Fils et Saint-Esprit. Mary Daly, l'auteure (1928-2010), est une féministe radicale américaine, docteure en théologie, philosophe et professeure d'université. Les dieux mâles mentent, les dieux des mâles racontent l'HIStoire d'une revanche sur les femmes.

"J'ai déjà discuté de la Trinité chrétienne comme étant le paradigme des processions, représentant le système clos de la communion auto-congratulatoire, yeux dans les yeux, entre les pères et les fils. C'est la fusion modèle, le comité central, le conglomérat suprême. Quelques théologiens ont généreusement alloué aux femmes une vague identification avec la troisième personne, si nous acceptons l'implication fausse que la féminité du Saint Esprit a quelque chose à voir avec les femmes. [...] La Triple Déesse pré-héllénique est parfois identifiée comme Hera-Demeter-Korê, et dans le mythe irlandais, il y a une triple déesse Eire, Fodhla et Banbha... Le modèle basique selon certains est Fille, Nymphe et vieille femme, et selon d'autres, Fille, Mère et Lune. Ces trois volets ne sont en aucune façon un modèle familial. Ils sont signification temporelle, spatiale, cosmique. [...]

Le fait est que le monde ancien ne connaissait pas de dieux. La paternité n'était pas honorée. Quand le patriarcat devint la structure sociale dominante, un moyen commun de légitimation de cette transition d'une société gynocentrique fut le mariage forcé de la Triple Déesse, dans ses différentes formes, à une trinité de dieux. Ainsi Hera fut remplacée par Zeus, Demeter par Poséidon, et Korê par Hadès.

Quand nous regardons la Triple Déesse dans le panorama des différentes trinités de dieux qui ont précédé la Trinité chrétienne, d'autres symboles chrétiens se présentent comme de pâles dérivés : ainsi le mythe Pélagien de la Création, Eurynome, la Déesse de toutes choses, est représentée sous la forme d'une colombe et elle pond l'Oeuf universel. Son nom sumérien était Iahu, signifiant "noble colombe". Ce titre passera plus tard à Yahvé (il y a similarité phonétique, y compris avec Jupiter), Créateur. Quand nous voyons le symbole du Saint Esprit représenté sous la forme d'une colombe dans ce contexte, son absurdité devient évidente. On est tenté de se demander comment il pourrait pondre un oeuf ! [...]

Statue "Hecate Chiaramonti", sculpture romaine 

Mais il y a plus à considérer concernant la triplicité de la Déesse. Kerényi fait allusion au fait étonnant qu'un des noms de la Déesse était Trivia -nom utilisé de façon équivalente à ceux d'Hécate, Artémis et Diane. La figure classique d'Hécate, Déesse des sorcières, était construite sous forme de triangle, les trois faces regardant trois directions différentes (remplacées plus tard par trois jeunes filles dansant). Les statues d'Hécate étaient installées aux croisements de trois routes : d'où le nom Trivia (Trois voies, en latin). L'idée du croisement de trois routes était naturellement cosmique, car ces croisement pointent la division possible du monde en trois parties -ce que faisaient les anciens. Ainsi Hésiode dans la Théogonie acclame la Déesse comme la maîtresse de trois royaumes -terre, ciel et mer- une suzeraineté qui a été sienne bien avant l'ordre de Zeus. Même au Moyen Age, les croisements*, spécialement les endroits où trois routes convergeaient, étaient vus comme des lieux de prédiction et d'avènements surnaturels. En Suède, par exemple, les sacrifices aux elfes étaient faits à la "rencontre de trois routes". Dans les Highlands d'Ecosse, la divination devenait possible si on s’asseyait sur un tabouret à trois pieds** à la rencontre de trois routes quand l'horloge sonnait 12 coups de minuit à Halloween (le sabbat des sorcières). De telles croyances n'ont évidemment pas totalement disparu.

Les Trois Grâces 

A la lumière de la signification cosmique du terme trivia, croisement de trois routes et Déesse qui porte ce nom, la signification contemporaine du terme en anglais (en français aussi) doit être réexaminée. Le terme anglais (français aussi) est selon le dictionnaire Merriam Webster, dérivé du latin Trivium (croisement, carrefour, littéralement, trois voies), défini comme "choses sans importance", "triffles" (des nèfles ou tripette en français populaire). L'adjectif trivial est défini comme "commun, ordinaire, sans distinction"..., de peu de valeur ou d'importance : insignifiant, faible, mineur, léger". Naturellement, selon les valeurs patriarcales, ce qui est "commun' est "de peu de valeur", car dans une société hiérarchique basée sur la compétition, la rareté est intrinsèquement associée à la "valeur". Donc, l'or est plus important que l'air frais, et par conséquent, nous sommes forcé-es de vivre dans un monde où l'or est plus facile à trouver que l'air pur !

L'étrangeté de cet état d'esprit / mythologie devient évidente quand nous réalisons que la Trinité chrétienne est dogmatiquement déclarée "omniprésente". Cette omniprésence n'est jamais équivalente à la trivialité, inutile de préciser. Cependant, il y a une apparente contradiction dans le fait que l'androcratie, qui fait de la rareté un prérequis inhérent à la grande valeur, trouve convenable de nommer son prétendu infini, parfait et suprême dieu "omniprésent". L'apparente contradiction disparaît quand nous réalisons l'implication du fait que le Patriarcat est la Religion des Retournements. Le dieu "omniprésent" n'est pas "un lieu commun" parce qu'il n'a pas de lieu. Correctement nommée, son "omniprésence" est une "omni-absence". Son absence de partout est nommée "présence" partout, et la "présence" consiste précisément en nommer-faux. L'ubiquité du nommer-faux masque la menaçante Absence, qui est l'essence du dieu patriarcal. Elle lui confère une valeur infinie dans le royaume raréfié du système de valeurs de la Religion des Renversements. L'infinie absence de la divinité du dieu patriarcal est l'ultime rareté - raréfiée jusqu'au Point Zéro. Il y a un sens caché dans l'appellation "Omega" qui, décodée, signifie Rien Ultime.

Le nom de la Déesse, Trivia, devrait alors fonctionner comme un rappel constant de cette réduction du réel par la religion patriarcale, multidimensionnelle présence du Rien, créé par les pères à leur image et à leur ressemblance. Quand les femmes entendent les termes trivia, trivial, trivialiser, ils devraient leur rappeler l'omniprésence du Retournement, dont l'ultime signification est le re-tournement de l'énergie de l'engendrement de la vie, symbolisé par la Déesse, en un nécrophilique Amour du Rien. Dans la terre des pères, les femmes sont triviales, concernées par la trivialité, méritant d'être trivialisées. Dans le Temps Préhistorique des femmes, l'espace-temps de Trivia, les femmes sont libres de trouver la trivialité cosmique de leur propre génie créatif. "
MARY DALY - GYN / ECOLOGY

Mes propres commentaires sont en italique.
*En Bretagne, les calvaires sont toujours placés aux croisements de routes ou chemins, ils sont évidemment postérieurs et remplaçants de rites plus anciens que l'Eglise chrétienne n'a pas réussi à éradiquer
** Dans un passage des Guérillères, Monique Wittig parle d'un fourneau à trois pieds "Je reste aussi ferme que le fourneau à trois pieds", écrit-elle. Je n'hésite pas à faire le lien. Elle fait sans doute allusion à cette triplicité de la Déesse.

13 commentaires:

  1. Très intéressant et coïncidence, j'ai posté il y a quelques jours une note sur les trois âges de la vie symbolisés par trois femmes. On peut citer aussi les Moires et les Parques, trio de déesses grecques et latines symbolisant le destin. Cette triple déesse est partout dans la culture et les arts d'hier à aujourd'hui !

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    1. Oui, la triple déesse résiste bien dans la culture populaire ! Effectivement, ton billet complète bien le mien, nos esprits ont dû faire de la télépathie. J'ai partagé ton billet sur Twitter ! Merci de ton passage et de ton commentaire :))

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    2. De rien merci pour le partage de mon billet, l'omniprésence de ces figures, montre que leur "trivialité" n'est après tout qu'apparente ^^

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    3. Bien dit ! Les mythes sont indestructibles.

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  2. Intéressant! Vous publiez les informations vraiment très agréables à lire. :)

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  3. Merci pour cette traduction. Ca me fait pensé aussi à Mégère, une de trois Érinyes appelées Furies en latin.
    "Elles personnifient la malédiction lancée par quelqu'un et sont chargées de punir les crimes pendant la vie de leur auteur, et non après. Toutefois, leur champ d'action étant illimité, si l'auteur du crime décède, elles le poursuivront jusque dans le monde souterrain. Justes mais sans merci, aucune prière ni sacrifice ne peut les émouvoir, ni les empêcher d'accomplir leur tâche. Elles refusent les circonstances atténuantes et punissent toutes les offenses contre la société et à la nature telles que le parjure, la violation des rites de l'hospitalité et surtout les crimes ou l'homicide contre la famille. "
    Elles me font pensé à ce retournement dont parle le texte.

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    1. Merci de ton passage et de ton commentaire ! Ça vaudrait bien un billet. Déesses chtoniennes dit Wikipedia. Gaïa pourrait les faire ressortir pour se venger des humains. :))

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    2. Les Erinyes me font pensé aux victimes qui dénoncent les exactions masculines. Le fait que Mégère soit un insulte contre une femme qui parle trop me semble assez significatif. Mégère est juste et sans merci, elle ne trouve pas de circonstances atténuantes aux dominants. Et si les femmes savent quels crimes ont commis les hommes et les dénoncent c'est parcequ'elles en sont les victimes. Les hommes entendent bien les faire taire. L'insulte patriarcale "megère" ne tiens pas compte du fait que Mégère et ses soeurs disent la vérité, là n'est pas la question. J'avais trouvé aussi significatif le titre de la pièce de Shakespeare "La mégère apprivoisée" car elle se situe en pleine chasse aux sorcières et dans un contexte ou l'on utilisait les "brides de mégères" pour soumettre les femmes. Sur la bride voire ici : https://seenthis.net/messages/394240
      Cette histoire de mégère m'avait vraiment semblé importante, je travail en ce moment sur la théorisation d'un féminisme "mégèriste". CAD une dénonciation des hommes et de leur comportement et une recherche de faire baisser le pouvoir des hommes. On parle toujours d'augmenter le pouvoir des femmes, mais pas de diminué le pouvoir masculin, or il faut retiré le pouvoir aux homme. J'en reparlerais sur seenthis et sur ton article sur Mégère si tu en écrit un.
      Bonne journée et merci encore pour ton super blog passionnant.

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    3. Merci pour toutes ces précisions. C'est passionnant ! Et bien sûr que la diffamation des femmes continue et est passée dans le langage courant, mégère en est un parfait exemple.
      Il suffit de taper Mégère sur Google, et il n'arrive que des références à des femmes méchantes suivies par celles sur la pièce de Shakespeare ! :((

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    4. Pour la pièce de Shakespeare elle montre cette utilisation de l'amour pour domestiqué les megères. Ca fait le lien avec le texte de Ti Grace Atkinson que tu as traduit récement : http://hypathie.blogspot.fr/2016/12/de-lamour-du-mariage-et-du-servage-ti.html

      "Certaines femmes du Mouvement prétendent que le phénomène de l'amour, en particulier celui de "l'amour romantique" , est relativement récent. Mais avant d'entrer dans la polémique, je dois signaler l'importance même du problème de l'amour. Le trait peut-être le plus pernicieux de la classe des femmes est probablement que, devant la terrible évidence de leur situation, elles affirment obstinément que malgré tout, elles "aiment" leur Oppresseur. Or, quelques féministes soutiennent que les femmes, jusqu'à une date plus ou moins récente, résistaient à leur oppression et que le passage de la haine à l'amour est un phénomène relativement moderne."

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    5. Je pense aussi que le phénomène de l'amour entre mari et femme est très récent. Le mariage de raison n'est pas si loin ! On les mariait sans leur demander leur avis pour des raisons d'agrandissement des fortunes et pour qu'ils/elles fassent des enfants. Les femmes supportaient les mauvais traitements sans divorcer en pensant que c'était leur destin. Le divorce qui est la continuité de l'exploitation dans le mariage s'il y a des enfants, est une conséquence du mariage d'amour. Elles se font avoir dans le mariage puis, quand ça foire, l'amour étant limité dans le temps, elles se font avoir dans le divorce. Le patriarcat est toujours le plus fort, et le grand gagnant !

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    6. Le titre de la pièce est aussi intéressant. "La mégère apprivoisee" ce sont les animaux qu'on apprivoise. Le titre est ecrit du point de vue d'un proprietaire d'un animal qui, pas assez docile, doit être soumis en douceur. Ici on rejoint les questions specistes.

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    7. Bien sûr ! Animalisation de la femme mégère.

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