vendredi 17 octobre 2014

La part du lion - Consommation différentielle en Patriarcat - Partie 1

Dans son tome I de L'ennemi principal : Économie politique du patriarcat, Christine Delphy aborde en sociologue le sujet de la consommation dans les familles. Notamment de la consommation de nourriture, différente selon la position hiérarchique de chacun-e dans la cellule familiale. Je vous en propose ci-dessous un extrait (en deux billets, suite la semaine prochaine). Évidemment, les seules protéines considérées valables sont les protéines animales. Mais c'est évidemment un choix non discutable et non discuté du dominant : si le tofu avait été considéré par lui comme désirable, ce serait le tofu qui constituerait la part du lion. Preuve ? Attendez juste d'arriver au paragraphe qui parle d'une pénurie de patates à Paris dans les années 60 en Partie II. J'ai mis en illustration des couvertures éloquentes du magazine Beef, version française ou étasunienne.


"Dans la famille rurale traditionnelle (du 19è siècle) et aujourd'hui encore dans les exploitations familiales marginales comme celles qui prédominent dans le Sud-Ouest de la France, la consommation de nourriture est extrêmement diversifiée selon le statut de l'individu dans la famille.
Cette diversification porte sur la quantité de nourriture et oppose d'abord enfants et adultes, femmes à hommes. Mais parmi les adultes, les vieux mangent moins que les gens d'âge mûr, les membres subalternes moins que le chef de famille. Celui-ci prend les plus gros morceaux. Il prend aussi les meilleurs : la diversification porte autant sur la qualité que sur la quantité.
Les enfants sont nourris jusqu'à deux ou trois ans de lait, de farine et de sucre exclusivement. Les vieux, particulièrement les vieillards impotents retrouvent le même régime à base de céréales et de lait, les panades et les bouillies. 
La viande est rarement au menu, et encore plus rarement au menu de tous. Souvent, elle n'apparaît sur la table que pour être consommée par le seul chef de famille, surtout s'il s'agit de viande de boucherie. Les viandes moins chères -les volailles élevées à la ferme, les conserves faites maison- ne sont pas l'objet d'un privilège aussi exclusif. Cependant, jamais les femmes et les enfants n'auront le morceau de choix réservé au père (ou dans les occasions sociales, aux invités de marque : ainsi les morceaux nobles de jambon, aliment noble en soi, échoient au futur gendre, dit Jean-Jacques Cazaurang -1968) et les nourrissons et les vieux n'y toucheront pas. L'alcool est un autre aliment dont la consommation est fortement différentiée. Elle est le fait des hommes adultes, à l'exclusion des femmes et des enfants. 
Le respect des interdictions alimentaires est obtenu à la fois par la coercition et par l'intériorisation de ces interdictions.
L'impotence physique des enfants en bas âge et des vieux rend la coercition si facile qu'elle en devient non pas inutile, mais invisible. Elle est surtout nécessaire, et devient visible vis à vis des enfants pendant la période où ils sont "voleurs", c'est à dire celle où ils n'ont pas encore intériorisé les interdictions.
C'est ainsi que beaucoup d'aliments qui restent dans la cuisine sont placés en hauteur, sur des planches à pain, ou sur le dessus des armoires, où les seuls individus de taille adulte peuvent les atteindre. Cette coercition par l'altitude est si classique que maint conte populaire a pour héros un enfant décidé à la déjouer. Le conte relate généralement et la solution avantageuse du problème par le héros au moyen d'un escabeau, et la résolution malheureuse de l'histoire par une punition, soit médiate -infligée de main d'adulte- soit immédiate -venue du ciel sous forme d'indigestion. Une marque de confiture a choisi pour réclame l'image d'une petite fille qui trempe ses  doigts dans un pot : elle est perchée sur une chaise.



Mais si certains aliments ne sont protégés physiquement que des enfants, d'autres le sont de toute la maisonnée : "Les provisions qu'on estime bon de ne pas laisser dans le cuisine, sont montées dans la chambre, surtout la chambre des maîtres. Quand il s'agit des pièces de la viande de porc telles que les saucissons, le séjour à l'étage supérieur leur permet de parfaire le séchage. Il les met en outre à l'abri des tentations de jeunes, toujours affamés. C'est dans le même ordre d'idée qu'on y pose une planche qui supportera la provision de pain de la semaine, et qui sera distribuée selon les besoins" (Cazaurang 1968). Certaines mesures, appuyant les interdits d'empêchement physique, s'appliquent à toute la maisonnée, moins les femmes, ou plutôt hormis la maîtresse de maison. Ces mesures seraient gênantes en effet, appliquées à elle qui prépare toute la nourriture. Aussi a-t-elle accès à tous les aliments, même ceux qu'elle ne consomme pas. Mais cet accès est clairement lié à son intervention en tant que préparatrice. L'alcool échappe à cette intervention puisque sa préparation est une prérogative masculine. Le tabou physique dont il est l'objet peut atteindre la maîtresse de maison : souvent la bouteille "du patron" n'est touchée que par ses mains.

[La répression] est essentiellement un fait de coutume, c'est à dire que ses contraintes sont intériorisées et reproduites comme une conduite spontanée par les intéressées.Tout un corpus de proverbes, dictons, croyances, enseigne à la fois le contenu des rôles et la justification de ces rôles.
Parfois ces préceptes prennent l'allure de constatations : "les femmes mangent moins que les hommes". Parfois, ils ont la forme de conseils d'hygiène : "tels aliments sont "mauvais" ou "bons". [...] Ainsi "les confitures gâtent les dents des (seuls) enfants, "le vin donne de la force aux (seuls) hommes, etc.
[...] on pense que les bébés et les enfants n'ont pas besoin de viande , et que les femmes en ont "moins besoin". En revanche, les hommes ont "besoin" de ces aliments nobles. Les légumes qui ne "tiennent pas au corps", "ne nourrissent pas leur homme", mais, apparemment, nourrissent les femmes et les enfants.

Couverture de Beef magazine (sous-titre : Pour les hommes qui ont du goût) Mars 2014 Édition française : le magazine carnivore interdit aux femmes - Article du Nouvel Obs qui traduit bien la croyance carniste et l'intériorisation culturelle du privilège viril.

"La théorie indigène pose une relation entre la taille des individus et la quantité de nourriture nécessaire à leur organisme. Qu'il s'agisse d'une rationalisation et non d'un principe de répartition est rendu évident par le nombre d'exceptions  que cette relation souffre : un mari, un patron, un père, un aîné, aussi chétifs soient-ils n'abandonnent pas leur part privilégiée à une femme, un ouvrier, un enfant, un cadet, aussi importante soit leur taille.
La théorie des besoins différentiels comporte un troisième niveau d'argumentation, celui des dépenses différentielles d'énergie. Cette argumentation ne s'appuie pas sur la mesure de l'énergie réellement dépensée par l'individu, mais établit une relation impersonnelle entre l'activité et la dépense d'énergie. Cette relation est basée sur la classification des activités en "gros travaux" et en "petits travaux". Or, cette classification n'est pas établie d'après la dépense d'énergie requise par l'activité considérée, mais par la nature des activités.
Cependant, l'opération technique elle-même n'est pas le critère réel de la classification : le portage d'eau est considéré comme un "petit travail", le portage de fumier un "gros travail" : la pénibilité de la tâche non plus : le moissonnage à la faux est un "gros travail", le bottelage et le liage sont regardés comme un "petit travail". Partout en France, portage d'eau et bottelage sont ou étaient exclusivement des travaux de femmes, les autres portages et le moissonnage des travaux d'hommes.
Le critère de classification des travaux en "gros" et "petits", réside en fait dans le statut de ceux qui les effectuent ordinairement. Certains travaux réservés aux hommes et donc réputés "gros" dans certaines régions, sont réservés aux femmes dans d'autres et perdent leur qualification. Ainsi en est-il pour ne citer que ceux-là parmi beaucoup d'autres travaux à affectation sexuelle, du binage des pommes de terre, de la conduite des animaux de trait.
Quand les femmes effectuent des travaux réputés "gros" dans la région considérée -d'une façon exceptionnelle, à certaines périodes, ou d'une façon ordinaire, comme en Bretagne ou dans les Alpes où elles réalisent tous les travaux agricoles- l'évaluation de leurs dépenses et besoins en énergie n'en est pas modifiée pour autant. Ceci n'est pas pour étonner, puisque cette dépense et les besoins réels ne sont jamais mesurés ni comparés : le simple décompte du temps d'activité physique journalier, plus élevé en moyenne d'un tiers pour les femmes que pour les hommes, donnerait à penser que, contrairement à la croyance indigène, ces dépenses et donc les besoins d'énergie sont plus grands chez elles. La théorie des "besoins" quoique invoquant explicitement ou se référant implicitement à des impératifs physiologiques objectifs, les ignore totalement."

(Les phrases en caractères gras sont de mon fait).

La part du lion - Consommation différentielle en Patriarcat - Partie 2 sur ce lien

4 commentaires:

  1. Les enfants, surtout les petites filles, privés de nourritures, cela me rappelle les livres de la comtesse de Ségur. Son héroïne, Sophie, est victime de maltraitance et affamée par sa mère, elle invente toutes sortes de stratagèmes pour pouvoir se nourrir en cachette mais est parfois découverte lorsqu'elle tombe malade après avoir trop mangé d'un coup.

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    1. C'est effectivement l'exemple qui arrive immédiatement à l'esprit quand on lit ce texte de Delphy : j'ai vainement cherché sur Google une image d'enfant tombant d'un escabeau en essayant d'attraper un pot de confiture sur ou dans une armoire, et pourtant c'étaient les illustrations de mes livres d'enfance, ils en étaient pleins. Chez moi, ma mère mangeait les restes, ce que mon père et nous ne voulions pas, et elle ne se plaignait pas, elle disait que c'était ce qu'elle préférait. En Bretagne (et ailleurs certainement), au XIXème siècle, les femmes servaient les hommes en premier, restaient debout en silence pendant qu'ils mangeaient, et elles passaient à table quand les hommes étaient rassasiés. Cette mémoire que nous portons tous et toutes fait qu'aujourd'hui quand on fait une table d'information sur le végétarisme, on entend sans arrêt des femmes dire qu'elles feraient volontiers de la cuisine végétarienne, mais qu'elles ne peuvent pas, elles ont des garçons et des hommes à la maison. Et il n'y a pas d'exception, de table d'information où on ne l'entend pas.
      Je joins un lien avec le témoignage de Monolecte sur son Seen This :
      http://seenthis.net/messages/303802

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  2. C'est étonnant parce que tout en prônant les moindres besoins des femmes, jusqu'à une époque récente, les canons de beauté mettaient plutôt les femmes bien en chair à l'honneur, mes deux grand-mères, adolescentes pendant la dernière guerre, étaient obsédées par l'idée que leurs enfants connaissent le manque de nourriture, une de mes tantes s'entendait dire qu'il ne fallait pas qu'elle devienne trop maigre, mais bon dans tous les cas, le poids des filles est clairement plus surveillé que celui des garçons.
    PS : je envoyé un mail, j'espère qu'il a été correctement réceptionné.

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    1. Je vais voir ma boîte aux lettre tous les jours.
      Le corps des femmes est contrôlé de toutes les façons possibles. Il est clair aussi que dans les campagnes, une femme solide est plus "rentable" qu'une éthérée, elle aura plus de résistance au travail, un peu comme un animal de trait. Mais être "bien en chair" n'exclut pas d'être servie après les hommes et de se contenter de leurs restes. Et puis, les femmes sont plus petites que les hommes dans l'espèce humaine et il n'y a aucune raison biologique à cela, on peut dont en déduire que c'est une construction culturelle, comme tout dans notre espèce.

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