"Elles disent, ils t'ont tenue à distance, ils t'ont maintenue, ils t'ont érigée, constituée dans une différence essentielle. Elles disent, ils t'ont telle quelle, adorée à l'égal d'une déesse, ou bien brûlée sur leurs bûchers, ou bien ils t'ont reléguée à leur service dans leurs arrière-cours. Elles disent, ce faisant, ils t'ont toujours dans leurs discours traînée dans la boue. Elles disent, ils t'ont dans leurs discours possédée violée prise soumise humiliée tout leur saoul. Elles disent que, chose étrange, ce qu'ils ont dans leurs discours érigé comme une différence essentielle, ce sont des variantes biologiques. Elles disent, ils t'ont décrite comme ils ont décrit les races qu'ils ont appelées inférieures. Elles disent, oui ce sont les mêmes oppresseurs dominateurs, les mêmes maîtres qui ont dit que les nègres et les femelles n'ont pas le coeur la rate le foie à la même place qu'eux, que la différence de sexe, la différence de couleur signifient l'infériorité, droit pour eux à la domination et à l'appropriation. Elles disent, oui, ce sont les mêmes oppresseurs dominateurs qui ont écrit des nègres et des femelles qu'ils sont universellement fourbes hypocrites rusés menteurs superficiels gourmands pusillanimes, que leur pensée est intuitive et sans logique, que chez eux la nature est ce qui parle le plus fort et caetera..."
Page 146"Elles disent, malheureuse, ils t'ont chassée du monde des signes, et cependant ils t'ont donné des noms, ils t'ont appelée esclave. Comme des maîtres ils ont exercé leur droit de maître. Ils écrivent de ce droit de donner des noms qu'il va si loin que l'on peut considérer l'origine du langage comme un acte d'autorité émanant de ceux qui dominent. Ainsi ils disent qu'ils ont dit, ceci est telle ou telle chose, ils ont attaché à un objet et à un fait tel vocable et par là ils se le sont pour ainsi dire appropriés. Elles disent ce faisant, ils ont gueulé hurlé de toutes leurs forces pour te réduire au silence. Elles disent, le langage que tu parles t'empoisonne la glotte la langue le palais les lèvres. Elles disent le langage que tu parles est fait de mots qui te tuent. Elles disent, le langage que tu parles est fait de signes qui à proprement parler désignent ce qu'ils se sont approprié. Ce sur quoi ils n'ont pas mis la main, ce sur quoi ils n'ont pas fondu comme des rapaces aux yeux multiples, cela n'apparaît pas dans le langage que tu parles. Cela se manifeste juste dans l'intervalle que les maîtres n'ont pas pu combler avec leurs mots de propriétaires et de possesseurs, cela peut se chercher dans la lacune, dans tout ce qui n'est pas la continuité de leur discours, dans le zéro, le O, le cercle parfait que tu inventes pour les emprisonner et pour les vaincre."
Page 164
"Il faut, disent-elles, faire abstraction de tous les récits concernant celles qui parmi elles ont été vendues battues prises séduites enlevées violées et échangées comme marchandises viles et précieuses. Elles disent qu'il faut faire abstraction des discours qu'on leur a fait tenir contre leur pensée et qui ont obéi aux codes et aux conventions des cultures qui les ont domestiquées. Elles disent qu'il faut brûler tous les livres et ne garder de chacun d'eux que ce qui peut les présenter à leur avantage dans un âge futur. Elles disent qu'il n'y a pas de réalité avant que les mots les règles les règlements lui aient donné forme. Elles disent qu'en ce qui les concerne tout est fait à partir d'éléments embryonnaires. Elles disent qu'en premier lieu le vocabulaire de toutes les langues est à examiner, à modifier, à bouleverser de fond en comble, que chaque mot doit être passé au crible".
Page 192
Ce texte écrit sur le mode épique "cite" des auteurs comme Homère, Clausewitz, Confucius, Mao Tsé Toung, Nietzsche... et le livre par excellence, la Bible... mais ici au contraire des précédents, ce sont les femmes qui parlent et décrivent le monde. J'ai bien sûr respecté la ponctuation de Monique Wittig. Seuls les caractères en gras sont de mon fait.
Ce magnifique texte de 207 pages est évidemment disponible dans les librairies et les bonnes bibliothèques. J'espère que ces trois paragraphes vous donneront envie de le lire, si ce n'est déjà fait.
Extraordinaire ! Magnifique ! Je ne connaissais rien d'elle. D'ailleurs je ne la connaissais pas du tout. Merci d'avoir publié ces extraits.
RépondreSupprimerLe Magazine littéraire en parle par la fameuse plume de Delphine Naudier que je citai (et qui a du probablement se plier aux injonctions de la rédaction, la pauvre). Il faut dire que le "Magazine" a confié ses articles sur les écrivaines confirmées à des écrivaines montantes, donc à des femmes. Je vois mal un homme mentionner Monique Wittig de son plein gré!
Un bel hommage à Monique Wittig qui le mérite bien. Belle écrivain de la modernité.
RépondreSupprimer"Elles disent qu'il faut brûler tous les livres et ne garder de chacun d'eux que ce qui peut les présenter à leur avantage dans un âge futur"
RépondreSupprimerCa, c'est une idée mais resterait-il un seul livre ?
Mission accomplie Hypathie: je ne l'ai jamais lu, je vais me le procurer !
@ Héloïse : Brûler tous les livres, c'est radical et pas forcément à faire. Elle doit citer "Du passé faisons table rase", le slogan révolutionnaire ! Et, non, il n'en resterait aucun. De Wittig, il faut lire : Les Guérillères, l'Opoponax (madeleine de Proust sur l'enfance avec le "on", pronom qu'on nous interdisait à l'école, et qui lui fait atteindre l'universel) et bien sûr, La Pensée straight, recueil de textes et d'interviews.
RépondreSupprimer@ Euterpe et Bettina : c'est une magnifique écrivaine, mal connue en France alors qu'elle est française ! Mais exilée aux USA dans les années 70, elle a fait toute sa carrière là-bas, c'est sans doute ce qui fait que les français-es ne la connaissent pas ; en France on pardonne difficilement une réussite à l'étranger. En revanche les américaines et les anglo-saxonnes la connaissent parfaitement. Je pense qu'elle est même une icône là-bas.
Je viens de finir Les Guérillères, que j'ai découvert grâce à ce blog. C'est un ouvrage splendide, parfois sombre mais porteur d'espoir, et unique en son genre !
RépondreSupprimerÇa me fait réellement plaisir de t'avoir fait découvrir cet ouvrage de Monique Wittig, effectivement unique en son genre, puisqu'elle tente un livre épique sur les femmes. Une vraie subversion. J'y reviens de temps en temps. Les textes sont splendides et peuvent être relus dans le désordre. On peut même jouer à trouver les citations, puisqu'il est truffé de citations d’œuvres et d'auteurs célèbres, de à la manière de. La pensée straight, recueil de textes féministes, est aussi indispensable.
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