En ces temps de féminisme(s !) intersectionnel dont on ne parlait pas du temps de Françoise d'Eaubonne, je vous propose cet extrait :
Communauté de l'aliénation féminine
" Quand on parle de "mentalité", de "réaction" à tel ou tel stimulus social (par exemple vis à vis du travail, problème que tout le monde sait public, ou du couple, qu'on s'obstine encore à croire privé), il faut bien se garder d'en faire une affaire de sexe : quelle est l'attitude, mettons, des hommes, ou des femmes ? On ne peut que répondre : quels hommes, quelles femmes ? Ici l'attitude générale est définie par la classe. Les marxistes le savent bien, et croient que cette vérité détermine toutes les autres. Alors qu'il s'agit, à un autre niveau, d'une autre vérité : T.W. Adorno a dit que l'inconscience d'une oppression commune ne change rien à la communauté de cette oppression. Là aussi, l'oppression n'est nullement uniforme et ne s'exerce pas de la même sorte à travers des classes différentes ; la femme du PDG participe à l'oppression des prolétaires (encore qu'il lui soit fort difficile de faire autrement, de même que pour le prolétaire occidental ou américain, de ne pas participer au pillage du tiers-monde) et la prolétaire est doublement écrasée, comme femme et comme travailleuse. C'est en vertu de cette évidence que les "pétroleuses", issues du Cercle Dimitriev, les gauchistes du MLF, au lieu de travailler à l'union des femmes à travers les classes, élargissent le fossé déterminé par l'idéologie révolutionnaire mâle en rappelant à chaque instant : "Elles ne sont pas nos sœurs, les fascistes chiliennes qui frappaient leurs casseroles contre les partisans d'Allende." (Comme si une telle lapalissade méritait d'être soutenue, et comme si l'Oncle Tom était le frère des Panthères Noires, ou le Juif Rosenberg, encenseur d'Hitler, le frère des déportés de Dachau ?) Ce qui crée une communauté d'aliénation qui va de l'oppression à la manipulation chez les femmes en système mâle, et non pas une romantique et absurde "sororité de naissance", c'est que de la bourgeoise à l'ouvrière (et non seulement selon ces catégories), mais à travers les régimes, les pays, les cultures les plus diverses, les femmes ont en naissant une destination ; contrairement à l'homme qui, bien ou mal accueilli, aura un destin indifférencié à l'intérieur des déterminantes sociales et historiques. Son sexe ne lui sera jamais qu'une activité, heureuse ou non parmi les autres ; elle ne fondera pas son avenir, elle ne s'identifiera pas à lui-même, à son être propre, à sa vie. Ce qui déborde, largement, autant la lutte des classes que "la malchance de devoir faire seule la vaisselle". Car chez l'homme la destinée dépendra simplement de sa place économique et sociale à l'intérieur de ces contingences ; son sexe, la façon de s'en servir, sa procréation, son statut d'époux, de célibataire ou de divorcé, ses goûts amoureux et ses déboires ou ses triomphes sentimentaux resteront de purs évènements personnels qui ne modifieront en rien ou presque rien ses rapports au monde, à son monde, et le chemin qu'il se tracera dans une telle société. Pour lui, l'aspect physique peut être coloris du destin ; il n'est jamais destin ; sauf s'il appartient à une culture homosexuelle (Antinoüs, favori d'Hadrian ou Lord Buckingham).
Pour les femmes au contraire, non seulement la fonction sexuelle oriente tout le destin et toute la place dans le monde, mais ce qu'elles ont de plus intime, de plus privé, fait l'objet de la préocupation la plus officielle du pouvoir ; on fixe l'âge de leur "détournement" (les affaires de mineurs restent exceptionnelles quand il s'agit de garçons, et la plupart du temps homosexuelles), on leur accorde ou refuse le droit de procréer ou avorter, certains pays vont jusqu'à leur fixer des normes de maternité (quatre enfants minimum à Bucarest, trois enfants maximum à Tokyo) ; on exhorte la femme, on la flatte, on lui fait honte, on la manipule. Beaucoup plus générale encore, pratiquement universelle est l'obligation quasi fatale, constituée par l'attente de la société, de n'être née que pour accompagner le destin d'un autre être, autonome celui-là n'ayant pas pâti de cet "accident de naissance". C'est le point commun entre la fille du tourneur de Billancourt, du cadre de multinationale et la rejetonne des hippies ou la fillette du Bangladesh ! Exister par intermédiaire, ou à la rigueur choisir la solitude. "Je ne peux à la fois me consacrer à la sociologie et élever quatre enfants" m'écrit une roumaine sociologue obligée d'adopter le célibat, comme l'eût fait une intellectuelle française des années trente. C'est dire que le pouvoir ne se contente pas de faire pression sur la vie sexuelle féminine : il la légifère dans ce qu'elle a de plus soi-disant personnel. Bien plus : la société a inventé pour cette catégorie humaine des secteurs d'abjection et d'humiliation qui n'appartiennent qu'à ce que la condition féminine comporte d'involontaire : le viol, la prostitution n'ont pas d'équivalent dans les domaines de la dégradation mâle.
Ce que les femmes ont en commun, c'est leur sexe et le rôle qui s'y rattache avec des variantes dues à la classe (sociale) ; ce que les hommes ont en commun, c'est leur classe, avec des variantes dues à leur activité sexuelle ; le rôle en est toujours celui de sujet. Qu'un patron engrosse domestique ou secrétaire et l'abandonne, c'est classique ; que la patronne s'éprenne du chauffeur ou du prolo, c'est encore elle qui sera engrossée et abandonnée ; les conséquences en seront moins graves aujourd'hui qu'autrefois, mais elles demeureront du même sens ; il n'y a pas inversion des rôles. L'oppression de classe exercée ou subie, trouve dans la biologie sa limite. "
A vouloir se trouver des oppresseurs partout, dans différentes classes sociales, il y le risque d'oublier que l'"ennemi principal" c'est le patriarcat et ses agents, et que son oppression est universelle.
Lien supplémentaire sur le même thème :
La dialectique du sexe - Sulamith Firestone
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