mardi 8 mars 2016

Un lieu à soi - 8 mars, Journée Internationale des droits des femmes

8 mars : Journée Internationale des droits des femmes, la dénomination telle que l'a voulue Clara Zetkin, journaliste, activiste socialiste, pacifiste et féministe. Les patriarcaux et leurs agents ne pouvant désormais plus l'occulter, ou faire comme si elle n'existait pas, tordent son sens et son épellation : Journée de la la Fâme (pour les plus courantes, femme essentialisée, donc combat désamorcé), devant être fêtée comme la Saint-Valentin ou la Fête des mères, ils feignent d'en faire une fête commerciale. Si les événements nous échappent, feignons d'en être les organisateurs. Un certain nombre de perles sont recensées par quelques blogueuses et un Tumblr : ma préférée c'est celle de la Chaîne TEVA qui convie durant ces journées les mecs à parler de leur bite. L'habituel besoin des opprimées (en admettant que ce soient les femmes qui décident sur Téva) de donner des gages aux hommes qui pourraient selon elles, prendre ombrage du côté "trop féministe" de la Journée. Ne nous fâchons pas, on a encore besoin d'eux, pensent-elles.


Pour ce 8 mars, j'ai décidé de vous parler de la nouvelle traduction de Une chambre à soi de Virginia Woolf par Marie Darrieussecq, qui vient de sortir en librairies. Le texte de Virginia woolf "A room of one's own" fut traduit en français par "Une chambre à soi", traduction sexiste selon Marie Darrieussecq, le mot room en anglais veut dire "pièce", le mot anglais pour chambre étant bedroom. Renvoyer les femmes à la chambre, encore un coup des patriarcaux, qui n'en sont plus à un près. Marie Darrieussecq a donc donné un nouveau titre au texte de Woolf : Un lieu à soi. Elle s'en explique dans la préface, où elle évoque toutes les autres possibilités qui se présentaient et qu'elle a éliminées. Sa traduction est éblouissante. Il faut dire que Virginia Woolf est, avec Proust, le plus grand écrivain du XXème siècle. Le contexte dans lequel a été écrit Un lieu à soi est l'année 1928 : 8 ans après la fin de la guerre, les femmes anglaises obtiennent le droit de vote selon les mêmes termes que les hommes (en 1918, seules les femmes de plus de 30 ans avaient le droit de vote) et il existe à l'époque en Grande-Bretagne 3 universités de filles. Pauvrement dotées par rapport à celles de garçons, c'est tout le thème d'Un lieu à soi, la pauvreté des femmes et l'ignorance où elles sont tenues, l'effacement des femmes de l'histoire, le déni radical de leur potentiel ; Virginia Woolf invente une sœur artiste à Shakespeare et imagine son destin tragique dans l'Angleterre élisabéthaine. Woolf évoque les destins des sœurs Brontë et de Jane Austen qui écrivent vaille que vaille, inventant leurs romans sans modèles féminins précurseurs, dans le contexte étouffant du patriarcat, sans lieu à elles, et qui, malgré ces obstacles, atteignent l'universel.

Le texte, bien qu'écrit en 1928, est d'une modernité extraordinaire : c'est un projet de discours d'inauguration d'université de jeunes filles. Les deux textes les plus faciles à lire de Virginia Woolf sont incontestablement Un lieu à soi et Trois guinées, parce que les romans de Virginia Woolf ne sont pas exactement faciles à lire. Essayez Mrs Dalloway, juste pour voir. Puis aussitôt après, Les vagues, son roman le plus expérimental. Donc, ruez vous sur le "Un lieu a soi", vous ne le regretterez pas. Il devrait d'ailleurs être enseigné dans les écoles. Pour vous mettre l'eau à la bouche, je vous en propose deux extraits :

" Il faut que je vous dise que ma tante, Mary Beton, est morte en tombant de son cheval alors qu'elle se promenait pour prendre l'air à Bombay. La nouvelle de mon héritage m'est arrivée un soir, à peu près à l'époque où fut passée la loi qui donna le vote aux femmes. La lettre d'un notaire tomba dans ma boîte aux lettres et quand je l'ouvris je découvris que ma tante m'avait laissé 500 livres par an pour toujours. Des deux, -le vote et l'argent- l'argent, je l'avoue me sembla infiniment plus important. Avant ça, j'avais gagné ma vie en mendiant toute une variété d'étranges travaux auprès des journaux, ici une foire aux ânes, là un mariage ; j'avais gagné quelques livres sterling en écrivant des adresses sur des enveloppes, en faisant la lecture à des vieilles dames, en fabriquant des fleurs artificielles, en enseignant l'alphabet dans un jardin d'enfants. C'étaient là les principales occupations des femmes avant 1918. Je n'ai pas besoin je le crains, de décrire en détail la difficulté du travail, car vous connaissez peut-être des femmes qui l'ont fait ; ni la difficulté de vivre de l'argent ainsi gagné, car vous avez peut-être essayé. [...] Cependant, comme je l'ai dit, ma tante mourut ; et chaque fois que je change un billet de 10 livres, un peu de cette rouille, de cette corrosion est décapée ; la peur et l'amertume s'en vont. Vraiment, me disais-je en glissant les pièces d'argent dans mon porte-monnaie, quand je me rappelle l'amertume de cette époque, quel remarquable  changement de caractère un revenu fixe peut apporter. Aucune force au monde ne peut me retirer mes 500 livres. Je suis logée, nourrie et blanchie pour toujours. En conséquence, non seulement cessent l'effort et le labeur, mais aussi la haine et l'amertume. Je n'ai besoin de haïr aucun homme ; il ne peut pas me blesser. Je n'ai besoin de flatter aucune homme ; il n'a rien à me donner. Ainsi, imperceptiblement, me suis-je retrouvée à adopter une nouvelle attitude envers l'autre moitié de la race humaine. Il était absurde de blâmer une classe ou un sexe dans son ensemble. Les grandes masses des peuples ne sont jamais responsables de ce qu'elles font. Elles sont menées par leurs instincts, qui sont hors de leur contrôle. Eux aussi, les patriarches, les professeurs, ont eu des difficultés sans fin, et de terribles obstacles à affronter. Leur éducation, par certains aspects, a été aussi déficiente que la mienne. Elle leur a inculqué d'aussi grands défauts. Certes, ils avaient l'argent et le pouvoir, à un coût cependant, celui de nourrir en leur sein un aigle, un vautour, pour toujours leur dévorant le foie et leur déchirant les poumons -l'instinct de la possession, la rage de l'acquisition, qui les pousse à désirer les terres et les biens des autres, perpétuellement ; à fabriquer des frontières et des drapeaux ; des vaisseaux de guerre et des gaz empoisonnés ; à offrir leur propre vie et celle de leurs enfants. Promenez vous sous l'arche de l'Amirauté (j'avais atteint ce monument) ou toute autre avenue dédiée aux trophées et au canon, et songez au genre de gloire célébrée ici. Ou regardez, au soleil du printemps, l'agent de change et le ténor du barreau s'enfermer pour faire de l'argent et plus d'argent et encore plus d'argent quand il est avéré que cinq cents livres par an suffisent à rester vivant sous le soleil. Ce sont là de déplaisants instincts à nourrir ; ils sont le fruit des conditions de vie ; du manque de civilisation songeais-je en regardant la statue du Duc de Cambridge, et en particulier les plumes de son bicorne, avec une fixité qu'elles ont rarement reçue jusque-là. Et comme je prenais conscience de ces obstacles, graduellement la peur et l'amertume se transformaient en pitié et tolérance ; et au bout de un an ou deux, c'en était fait de la pitié et de la tolérance, pour laisser place au véritable lâcher-prise, qui est la liberté de penser les choses en elles-mêmes. Cet édifice, par exemple, est-ce que je l'aime ou pas ? Ce tableau est-il beau ou non ? Ce livre, à mon avis, est-il bon ou pas ? Vraiment l'héritage de ma tante m'a dévoilé le ciel, et à mis à la place de la vaste et imposante figure d'un monsieur, que Milton recommandait à mon adoration perpétuelle, la vue d'un ciel dégagé ".

" Je vous conjure de vous souvenir de vos responsabilités, de viser haut, grand, spirituel, je vous rappellerai combien de choses dépendent de vous et quelle influence vous pouvez avoir sur le futur. [...] Je me trouve à dire brièvement et prosaïquement que le plus important est d'être soi-même, plutôt que n'importe quoi d'autre. [...] Quels encouragements supplémentaires puis-je vous donner pour plonger dans le chantier de la vie ? Jeunes femmes, pourrai-je dire, [...] vous êtes à mon avis détestablement ignorantes. Vous n'avez jamais fait aucune découverte d'une quelconque importance. Vous n'avez jamais ébranlé un empire ou mené une armée au front. Les pièces de Shakespeare ne sont pas de vous, et vous n'avez jamais introduit une race barbare aux bienfaits de la civilisation. Quelle est votre excuse ? [...] Nous avons mis au monde et nourri et lavé et  éduqué, jusque vers l'âge de six ou sept ans, le milliard et six cent vingt trois millions d'êtres humains qui sont, selon les statistiques, en ce moment présents à l'existence; et ça, même en admettant que certaines avaient de l'aide, ça prend du temps. [...] car c'est un fait, qu'il n'y a aucun bras auquel s'accrocher, mais que nous devons avancer seules et que nous sommes en lien avec un monde de réalité et non seulement un monde d'hommes et de femmes, alors l'occasion viendra où la poétesse morte qui était la sœur de Shakespeare revêtira ce corps si souvent tombé. Tirant sa vie des inconnues qui l'ont précédée, comme fit sont frère avant elle, elle naîtra. Mais nous ne pouvons compter sur sa venue sans cette préparation , sans cet effort de votre part, sans cette détermination qu'une fois revenue à la vie elle trouve possible de vivre et d'écrire sa poésie, car sinon ce serait impossible. Mais je maintiens qu'elle viendra si nous travaillons pour elle, et que ce travail, même dans la pauvreté et l'obscurité, vaut la peine. "

Un lieu à soi - Virginia Woolf - Traduction de Marie Darrieussecq - Denoël Editeur.



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