vendredi 3 juillet 2015

Les "Amazones de la terreur"

Sur la violence politique des femmes, de la Fraction Armée Rouge à Action Directe. Par Fanny Bugnon - Petite Bibliothèque Payot Editeur.

" L'anthropologie sociale a démontré que faire couler le sang était proscrit pour les femmes, soumises à l'écoulement incontrôlé et souillant du sang menstruel, quand il coule volontairement chez les hommes en raison de leurs activités guerrières ".

Dans les années 60/70, sévissait le terrorisme de groupuscules d'extrême gauche sous forme "d'expériences révolutionnaires armées", notamment sous les appellations de Fraction Armée Rouge (RAF) en Allemagne, Action Directe en France, les Brigades Rouges en Italie et, au Japon, l'Armée Rouge Japonaise. Ce qui caractérise ces groupes, c'est que des femmes, non seulement y étaient partie prenantes, mais elles en étaient soit les fondatrices ou co-fondatrices (Groupe Baader-Meinhoff, Groupe Rouillan-Ménigon...) et dans tous les cas, elles en constituaient la moitié des effectifs. Ce dont vont s'étonner les médias de l'époque : des femmes terroristes, dérangeant l'ordre social des sexes, tuant à bout portant leurs victimes -le Général Audran en 1985 et surtout Georges Besse, assassiné par deux femmes, Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron le 17 novembre 1986, en bas de son domicile parisien, vont frapper les esprits.

" Il n'est pas question d'une quelconque "masculinisation du terrorisme" tant le phénomène est pensé à partir d'un référentiel masculin ".

Le livre de Fanny Bugnon aborde le traitement par la presse de l'époque de la survenue de femmes, à égalité avec les hommes, dans ces phénomènes extrêmement violents. Renvoi à leur catégorie de sexe, construction de représentations, appel aux mythes, psittacisme et manque d'imagination : la bande à Bonnot ayant défrayé la chronique au début du siècle, on va commodément reprendre le terme : les groupes d'extrême-gauche vont devenir la "Bande à Baader", et la "Bande à Rouillan", et encore, dans les années 70 et 80, on n'avait pas les chaînes tout info qui ne savent rien mais tiennent l'antenne 24 H sur 24 ! Vous en avez assez d'entendre "loup solitaire" ou "loup déguisé en mouton", litanie des médias en boucle d'aujourd'hui pour qualifier les "djihadistes" islamo-fascistes ? Ne vous plaignez pas : ce sont des hommes commodément animalisés pour les exclure de l'humanité (il n'y a bien entendu de loups solitaires que dans l'espèce loup) mais ils sont dans leur rôle : la violence EST masculine, tenez-le vous pour dit. "Les hommes ne sont pas distingués par leur sexe, renvoyés à un neutre réaffirmant la norme du masculin dans l'exercice de la violence". Mais les femmes SONT le sexe, elles mettent des enfants au monde, elles nourrissent leurs petits au sein, celles qui tuent à bout portant un homme, "sans concours masculin" qui plus est, transgressent ces lois intangibles, elles seront accusées de "féminiser" le terrorisme !
Déviantes, suiveuses, "soumises (forcément) à un ascendant masculin", ou amoureuses, "elles sont mues par la passion et non par la raison". Sont-elles intellectuelle politisée comme Gudrun Ensslin, ou journaliste rédactrice en chef d'une revue d'extrême gauche comme fut Ulrike Meinhoff, ou militante syndicale comme était Nathalie Ménigon, écrivent-elles des articles et des proclamations pour affirmer leurs engagements ? Peu importe, rien n'y fait, elles sont inaudibles, car femmes.

Perverses, forcément...
Les journalistes dénichent des témoignages sur Nathalie Ménigon : elle "haïssait ses petites copines de classe", alors que, "à deux ans déjà, elle adorait les lapins" ! Quelle petite fille n'a pas eu de détestations pour des copines de classe et n'adore pas tous les animaux à fourrure ou à
plumes ? C'est le contraire qui étonnerait.

Comme toujours, on convoque la mythologie pour qualifier ces femmes, combattantes politiques : sorcières (la "crinière rousse" de Joëlle
Aubron !), égéries, passionarias (a-t-on jamais entendu parler d'un passionario ?), Amazones, Furies, Anges noirs, Anges exterminateurs de l'Apocalypse, les psychiatres et psychanalystes qui feraient bien de s'analyser eux-mêmes, rappliquent pour rappeler l'ordre social patriarcal. D'autant qu'après mai 68, la mode unisexe fait rage : pantalons pour tout le monde. Si on ne peut plus distinguer le mâle de la femelle, où va-t-on ? Ces "féministes" (certaines vont se revendiquer telles) mais le mot est stigmatisant dans la presse, "sèment le chaos". Depuis le temps que les mecs sèment la terreur et le chaos, personne n'en a jamais fait un tel foin ! Le livre est truffé de citations de la presse déchaînée (Le Monde, Paris Match, Le Figaro...), à lire au bord parfois, du fou rire nerveux. Citation du Figaro du 3 août 1977, qui découvre stupéfait qu' "un terroriste allemand sur deux est une femme" ! Oui, comme un homme sur deux est une femme, c'est quand même dingue qu'il faille le rappeler à tout bout de champ.

" Elles s'inscrivent résolument dans le registre du désordre, au panthéon des femmes fortes et des femmes vénéneuses, celles par qui le mal arrive. [...] Résolument dépolitisé, le traitement dont elles font l'objet, qu'il passe par leur vie sentimentale, leur corps ou leur trajectoire militante, s'inscrit dans le registre d'une dangerosité proportionnelle à la dissonance qu'elles incarnent à l'égard des normes de genre. "

Érudit, documenté, féministe grand teint, argumenté, didactique et militant, rappelant précisément l'histoire récente à toutes celles et ceux qui l'ont  vécue, ce livre vous plaira comme il m'a plu, sans aucun doute. A lire et à faire lire, mon billet n'étant qu'un court résumé.

ELLES ONT FAIT LE CHOIX DES ARMES


Nathalie Ménigon - 1957-  Militante syndicale, membre fondatrice d'Action Directe - Condamnée à la prison à vie en 1989, libérée sous conditions en 2008. Elle n'a pas le droit de s'exprimer sur ses actions passées.


Joëlle Aubron - Militante d'Action Directe - 1959-2006 - Condamnée en 1989 et 1994 à la réclusion perpétuelle - Morte d'un (dernier) cancer en 2006.


Ulrike Meinhoff - 1934-1976 - Journaliste, cofondatrice avec Andreas Baader du Groupe Fraction Armée Rouge en Allemagne dans les années 70, et


Gudrun Ensslin - 1940-1977 - Universitaire, cofondatrice avec Andreas Baader de la Fraction Armée Rouge. Toutes deux sont mortes, ainsi que leurs camarades hommes, dans des circonstances étranges au bloc de haute sécurité de la prison de Stuttgart-Stammheim. Les rapports officiels ont conclu au suicide.


Fusako Shigenobu - 1945- Cofondatrice de la Japanese Red Army. Evadée en Palestine, elle combat aux côtés du FPLP (Front Populaire de Libération de la Palestine, marxiste-léniniste). Condamnée en 2006 au Japon à 20 ans de prison, elle purge toujours sa peine en luttant contre un cancer.

Je ne montre que les plus emblématiques, collectivement, elles représentaient la moitié des effectifs de ces groupes, soit plusieurs dizaines, en France, en Italie, en Allemagne, au Japon, et même si le terrorisme est une impasse dans le combat politique aussi noble soit-il, elles font partie de l'histoire, elles y ont pris toute leur place, qu'elles ont payée de leur liberté, de leur santé et de leur vie, comme les hommes. Elles agissaient à visage découvert car "à la différence du banditisme classique, les militant-es des organisations révolutionnaires ne dissimulent jamais leur visage au cours des opérations de financement ou d'attentats". Il n'y a donc aucune raison, sauf à vouloir comme toujours évincer les femmes, de leur appliquer un double standard. Elles n'étaient pas, surtout à cette époque de combats féministes, à la remorque des hommes.

"Aujourd'hui, aux quatre coins de la planète, des femmes continuent de faire de la violence un moyen d'action politique, quitte à mettre, en plus de celles de leurs victimes, leur propre vie en jeu. Que ce soit dans les rangs de la New people's Army aux Philippines, des mouvements naxalistes en Inde, des Forces Armées Révolutionnaires en Colombie (FARC), des groupes pro-palestiniens ou des séparatistes tchétchènes, ces femmes demeurent toujours perçues à travers un filtre quasi identique : celui des "amazones de la terreur. "

Liens supplémentaires
Terrorisme : histoire et définitions 
Sociétés et terrorisme par Michel Wieviorka

2 commentaires:

  1. Dingue ! j'étais justement en train de lire une bio sur Dorothea Ridder, membre de la Kommune 1, du groupe "Viva Maria" (un terrorisme de fantaisie avec des attaques aux fumigènes dans du pudding, une entrée avec effraction dans les bureaux de Bild pour hisser un drapeau Vietcong) puis complice de la RAF (hébergement clandestin, faux papiers, destiné à des membres recherchés comme Ingrid Schubert et Astrid Proll (dont elle s'occupera à sa sortie de prison), quand ayant eu une inspiration, j'ai cliqué sur ton blog.
    Moi aussi je trouve ces femmes passionnantes.
    Ridder finit médecienne généraliste.
    UnE biographe vient d'écrire un livre sur elle.
    Même les personnages annexes de la RAF étaient féminins et hautement intéressants !
    Parmi les femmes, beaucoup vivent encore et ont des professions intellectuelles et artistiques.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne montre que les plus connues et emblématiques, celles qui ont eu le destin le plus tragique. Mais effectivement, elles étaient nombreuses. Helyette Bess aussi en France, la libraire d'Action Directe, qui a continué à militer pour les gens en prison, dont ses ex-camarades d'Action directe, mais je n'ai pas vraiment trouvé de photos. Ma photo de Ulrike Meinhoff journaliste tailleur rang de perles date d'avant son engagement dans le combat armé de la RAF, après elle ne se ressemble plus du tout. Merci pour ton commentaire. Le livre de Fanny Bugnon est réellement passionnant.

      Supprimer