lundi 22 décembre 2014

Manger : c'est naturel ou culturel ?

Puisque (presque) à chaque fois que j'envoie un tweet sur le véganisme ou le végétarisme, j'ai droit à un mec -trader en général, ce métier qui n'a aucune utilité sociale, et dont la principale fonction c'est de plumer tout ce qui passe à portée :(- qui mecsplique que nous sommes des carnivores, son tweet accompagné d'une image de lion bouffant une gazelle puisque la bouffe c'est "rien que du naturel, la preuve, nous en avons besoin pour vivre et refaire nos forces" dixit le suprémaciste du haut de sa pyramide des espèces, tout en me détaillant par ailleurs toutes ses autres fonctions naturelles, excrétions comprises,((  pour que je comprenne bien, bouchée à l'émeri que je suis ; sachant d'autre part que nous abordons en ces fêtes de fin d'année une période de grande bouffe, en général trop grasse et trop riche en chair animale, quitte à jeûner ensuite pour perdre les "kilos superflus", selon les slogans contradictoires de l'Industrie agro-alimentaire, voyons voir un peu de quoi il retourne.


Dans Le Royaume, Emmanuel Carrère aborde furtivement les rites de nourriture juifs qui refusent les pratiques des païens qui les entourent : le peuple juif, opprimé par l'occupation romaine (nous sommes en Judée au temps du Christ), mais auto-proclamé "élu" par son dieu unique, trouve aussi, à table, une façon de se démarquer des "gentils". En effet, apprend-on, les temples païens sont en fait de prospères boucheries qui revendent la viande des animaux sacrifiés aux dieux, leur permettant ainsi un apport substantiel de chiffre d'affaires, pendant la religion, le business continue, c'est une vieille histoire, il faut bien payer le personnel et les frais généraux. Ainsi, les Juifs pour affirmer leur singularité ont-ils inventé leurs propres rituels, hors, surtout hors de ces antres de paganisme que sont les temples des dieux romains. Choisir ses rituels, c'est bien une affirmation de la culture, de la mémoire, de la fidélité à une histoire. Le lion, même celui habitant en terre convertie par l'épée, ne fait pas de signe de croix sur sa gazelle avant de commencer à festoyer, comme on faisait dans les campagnes chez moi, sur la miche de pain avant de l'entamer. Pas plus qu'il ne fait de mines parce qu'elle n'a pas été tuée exactement comme prescrit par ses pères lions avant lui. Le peuple Juif aurait pu se démarquer vraiment en adoptant le végétarisme, mais il a préféré chipoter sur les règles et façons d'abattage, tant pis, encore une occasion ratée. Dominique Louise Pélegrin dans ses Stratégies de la framboise compare les façons de table des germains, peuples du Nord et des romains, peuple méditerranéen :

Il fut un temps où on ne mesurait pas les forêts en hectares, mais selon le nombre de cochon que l'on pouvait y nourrir. Exemple : "j'ai une forêt de 30 cochons". A la même époque ou un peu plus tard, on mesurait les potagers en choux, [...] on comptait un chou par jour et par famille. 
Voilà résumées deux conceptions de la nourriture, héritées d'un très lointain passé, mais qui continuent de nous travailler. L'une vient tout droit de l'Antiquité : un idéal de modération à base de légumes, d'huile d'olive, de pain et de vin. Bouillies de céréales, légumineuses, plus un peu de fromage, rien de trop. Pour les Romains, les céréales, les légumes, la vigne ont de la valeur parce qu'ils sont cultivés par l'homme. Ils sont la civilisation. 
Dans l'autre vision, plus sauvage et jouisseuse, l'important, ce sont ces fameux cochons élevés sous les arbres, dans toute l'Europe, en compagnie de bovins prêts à rôtir et à bouillir eux aussi. Il suffit de s'en saisir pour préparer une sacré ventrée agrémentée de baies sauvages cueillies à la diable, de champignons, bref, de tout ce qu'on trouve à foison dans la forêt. Pour faire passer ça, du cidre, de la bière et du lait : c'est le style germain. L'image d'Attila, le fléau de Dieu, traversant nos livres d'histoire au galop avec un gros steak qui surit sous sa selle -mais avait-il une selle ?- nous donne de ce courant-là une vision extrême mais ô combien fascinante. 
Autant les romains détestaient les forêts et les lieux incultes, autant les Germains les considéraient comme leur garde-manger personnel. Chacun, évidemment, est le barbare de l'autre : d'un Goth goulu, les Romains se moquaient en disant qu'il n'avait jamais goûté de salade. D'un évêque trop ostensiblement sobre, les Nordiques refusaient l'autorité, affirmant qu'il n'était pas un homme. D'un côté le comportement viril consiste à garder la maîtrise de soi. De l'autre, il s'agit de manger le cochon entier, le plat avec, plus quelques hectolitres de bière, le tout sous les applaudissements, car on admire celui qui peut ingurgiter plus que les copains. 
On remarquera que, d'une certaine manière, ces antiques visions de la nourriture perdurent. Les héritiers des Romains prônent les régimes "crétois", "macrobiotiques", à base de salades et de légumes biologiques arrosés d'un filet d'huile d'olive, ils affectionnent le poisson à la vapeur et s'efforcent d'avoir un rapport maîtrisé à la nourriture. S'ils boivent du vin, c'est modérément, ils apprécient les jus de fruits et la tisane. Le légume, la crudité sont leur cheval de bataille face à la crise de la vache folle. 
En face, les mangeurs de fast ou de junk-food, adeptes de la trilogie ketchup-hamburger-frites ornementée de glaces, de barres chocolatées et de bières. Un énorme appétit tout en méandres et en caprices, qui conduit par exemple les jeunes américains à manger plus de.... 20 fois par jour, le congélateur familial faisant office de forêt sauvage, avec ses proies variées à disposition. Evidemment, ce n'est pas si simple : selon les circonstances, la majorité d'entre nous se range tantôt du côté romain, tantôt du côté germain."

Françoise d'Eaubonne* se remémorant la Bible qui dicte la loi aux croyants, écrit "Ce n'est en rien un hasard si Yahvé, le premier dieu sans déesse, préfère ce boucher d'Abel lui offrant des bestiaux égorgés au doux Caïn cultivateur ; surprise, ce sera Caïn le fratricide !"
Où comment raconter l'histoire en faisant passer des messages carnophallogocentrés appuyés.

Le Notre Père, prière principale des Chrétiens, demande à Dieu de nous "donner chaque jour notre pain quotidien", il ne parle pas de notre viande quotidienne. Je pense que cette prière reflète bien la préoccupation principale et très ancienne de l'humanité (hors notre période actuelle d'abondance et de gaspillage qui dure depuis 60 ans tout au plus, et encore, pas partout !) et qu'elle est plus vieille que le Christianisme, ou même le Judaïsme. Elle demande à la Terre, notre déesse-mère nourricière de produire des récoltes suffisamment abondantes pour que nous puissions nous nourrir, simplement et même frugalement, de pain. Les vieux pères se la sont tout bonnement appropriée, comme tant d'autres choses venant des spiritualités anciennes.

Manger chez les humains, c'est de la mémoire (de bons et mauvais souvenirs), de l'affect, ça raconte notre histoire collective et individuelle -la cuisine de la personne qui nous a nourri-es durant l'enfance à laquelle nous restons tant attaché-es-, le tout enveloppé de rites sociaux. Bonnes fêtes de fin d'année : solstice d'hiver ou Noël et Jour de l'an.

Liens : L'humain est-il omnivore ?
Faut-il manger les animaux ? Mon résumé du livre de Jonathan Safran Foer
Mon billet La part du lion : consommation différentielle en patriarcat tiré du tome 1 de L'enemi Principal - Christine Delphy.

* Dans Le sexocide des sorcières, 1999.
L'illustration représente une enseigne de boucherie qui a disparu mais qui a réellement existé : elle se situait Rue des Patriarches à Paris.

5 commentaires:

  1. 3e année où les repas des fêtes de fin d'année seront vil (une mère omni mais qui ne crache pas sur la nourriture vgl ça aide, une de mes deux chiennes à tendances vgl pour aider à finir les restes non congelables ça aide aussi :p)

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    1. Chez moi, pareil, mes invités se resservent deux fois et à la fin je leur dis que la cuisine était végane :))

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  2. Je crois que je vais fêter le nouvel an par un jeûne ....
    Le mot "nourriture" m'écoeure de plus en plus et le mot "bouffe" me fait vomir ..... Un jeûne oui , comme une purification psychique pour le nouvel an ..... Manger je crois que c'est plus culturel que naturel en occident parce que c'est impossible qu'on est physiologiquement besoin d'ingurgiter autant d'aliments ........ Parfois je vois des gens qui mangent en ville en terrasse au résto ...... Et je me demande comment ils peuvent avaler tant de "bouffe" ...... Si j'essayais ça je mourais étouffée ........ En fait j'ai toujours l'impression de trop manger ......

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    1. J'ai une copine qui jeûne aussi, moi je suis plus dubitative sur cette méthode, mais je reconnais qu'on creuse sa tombe avec ses dents. Pendant les fêtes, c'est particulièrement vrai.

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  3. L'année 2015 je crois que je vais tenter de retourner vers les plantes sauvages pour me nourrir ...... Pas à 100%100 ...... Mais je sens que c'est le moment ..... Personnellement je pense qu'on évolue par paliers : On stagne pendant plus ou moins longtemps .... Et puis tout à coup on évolue ........ Cette année 2015 je vais tenter des périodes de jeûnes plus longues ..... ça m'interesse vraiment beaucoup comme experience .....

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