Vous évitez un pavé sur deux en marchant sur les trottoirs ? Quand vous changez de route pour aller au travail, vous lui attribuez les vicissitudes et insuccès de la journée ? Vous remettez superstitieusement la même petite veste rouge vieille de 15 ans pour vos rendez-vous cruciaux, donc vous vous croyez un peu folle et les autres se moquent de vous et de vos rituels encombrants ? Excellente nouvelle, vous êtes absolument
normal-e : voici une histoire de Martina, l'oie cendrée de Konrad Lorenz grâce à qui il découvrit et décrivit le phénomène d'imprégnation chez les oiseaux. Ou comment les animaux nous apprennent des choses passionnantes sur nos comportements humains.
"Je n'oublierai jamais une expérience qui m'a fait comprendre combien la fonction de base de l'apprentissage de l'itinéraire d'un oiseau ressemble, en ses effets, à la formation complexe d'un rite humain par la culture. J'étudiais à ce moment-là une jeune oie cendrée que j'avais élevée dès l'oeuf et qui avait transféré sur ma personne tous les comportements qui s'adressent normalement aux parents. C'est un phénomène assez curieux qu'on appelle imprégnation et que j'ai décrit avec plus de détails dans mes autres livres, ainsi que cette oie cendrée elle-même, Martina. Dans sa prime jeunesse Martina avait acquis une habitude bien ancrée : j'avais essayé, lorsqu'elle fut capable de monter sans aide un escalier, à l'âge d'environ une semaine, de la faire venir chaque soir à pied dans ma chambre à coucher au lieu de l'y porter. Les oies cendrées n'aiment pas beaucoup qu'on les touche, cela les effraie, et l'on fait donc bien de leur épargner si possible tout contact physique. Il y a dans le hall de notre maison d'Altenberg, à droite de la porte, un escalier d'honneur qui mène à l'étage supérieur. En face de la porte se trouve une très grande fenêtre. Lorsque Martina, me suivant docilement de près, entra pour la première fois dans le hall, elle fut effrayée par l'entourage inhabituel et, comme tous les oiseaux, elle se dirigea vers la lumière, ce qui veut dire qu'elle courut, à partir de la porte, tout droit vers la fenêtre en me dépassant, car j'avais déjà le pied sur la première marche de l'escalier. Elle s'arrêta un instant devant la fenêtre, puis après avoir retrouvé son calme, elle revint à moi et me suivit sagement à l'étage supérieur. Le même manège se répéta le soir suivant, avec la différence que Martina raccourcit un peu le détour vers la fenêtre et qu'il lui fallut moins de temps pour se calmer. Pendant les jours qui vinrent, cette évolution continua, le séjour près de la fenêtre fut complètement supprimé et l'oie ne donnait plus l'impression d'avoir peur. Cependant, le détour vers la fenêtre prenait de plus en plus le caractère d'une habitude et il était drôle de voir comment Martina se dirigeait d'un pas décidé vers la fenêtre et, à peine arrivée, faisait demi-tour sans s'arrêter, pour marcher d'un pas aussi décidé vers l'escalier et le monter. Le détour routinier vers la fenêtre devenait de plus en plus court, l'angle de 180 ° devenait de plus en plus aigu, et après un an, il ne restait que l'habitude de ce détour qu'un angle droit : l'oie venant de la porte, au lieu de monter du côté droit, longeait la première marche jusqu'au coin gauche et se tournait brusquement sur sa droite pour monter.
Alors, il arriva un soir que j'oubliais de faire entrer Martina à l'heure habituelle et de la conduire dans ma chambre. Lorsque je me souvins d'elle, le crépuscule était déjà tombé. Je courus vite à la porte et, lorsque je l'ouvris, l'oie se pressa peureusement par la fente, entre mes jambes, et courut contre son habitude devant moi, vers l'escalier. Et voilà qu'elle fit une chose encore plus contraire à ses habitudes ! Elle ne prit pas le chemin habituel, mais le chemin le plus court : sans faire le mouvement habituel en angle droit, elle mit le pied sur le côté droit de la première marche et commença à monter en "coupant" obliquement la spirale de l'escalier. Mais, arrivée à la cinquième marche, elle fit quelque chose de réellement bouleversant : elle s'arrêta subitement, son cou s'allongea, signe de grande terreur chez une oie sauvage, et elle sortit ses ailes de leur repli, prête à s'enfuir. En même temps, elle poussa le cri d'avertissement. Je crus qu'elle allait s'envoler. Mais elle hésita un instant, fit demi-tour, redescendit les cinq marches et exécuta d'un pas pressé, comme quelqu'un qui doit accomplir une mission très importante, le détour primitif vers la fenêtre. Ensuite, elle monta à nouveau, cette fois conformément à l'usage primitif, tout à fait à gauche. Arrivée sur la cinquième marche, elle s'arrêta et se retourna, puis se secoua et salua, deux comportements que l'on observe régulièrement chez les oies cendrées lorsque la peur fait place à l'apaisement. J'en croyais à peine mes yeux. Je n'avais aucun doute sur l'explication à donner à ce que je viens de raconter : l'habitude était devenue une coutume que l'oie ne pouvait enfreindre sans être saisie de peur.
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L'ethnologue, en lisant mes récits, pensera peut-être à la "pensée magique" de nombreuses populations primitives. Encore très vivaces chez l'homme civilisé, elle oblige la plupart d'entre nous à de dégradantes petites sorcelleries, par exemple toucher du bois pour conjurer le mauvais sort, ou jeter trois grains de sel répandu par-dessus l'épaule gauche, etc.
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Tous ces phénomènes sont, en effet, reliés entre eux en ce sens qu'ils ont une racine commune : un mécanisme de comportement d'une évidente utilité pour la conservation de l'espèce. Il est en effet très utile pour un être vivant, s'il ne comprend pas les relations causales, de pouvoir s'accrocher à un comportement qui s'est montré une ou plusieurs fois capable de mener au but désiré, ou d'être inoffensif. Lorsqu'on ignore quels détails sont responsables d'un succès ou de l'absence de danger, on fait bien en effet de les observer tous, avec une obédience d'esclave. Le principe "on ne peut savoir ce qui arriverait autrement" s'exprime nettement dans de telles superstitions."
In L'agression - Chapitre V - Habitudes, cérémonial et magie - Konrad Lorenz - Champs / Flammarion
Image Oies cendrées sauvages - Crédit photo : Yves Dubois Free.fr
Un autre conseil de lecture, qui n'a rien à voir avec le sujet ci-dessus pour celleux qui ne l'ont pas encore lu : Le bûcher des vanités de Tom Wolfe. Grand roman noir américain, il raconte la chute inexorable d'un puissant financier blanc : la bourse et les conflits raciaux, l'argent, la politique, la presse, la justice, tout y est. De la belle littérature américaine protestataire comme on l'aime, féroce, ricanante et drôle. Je l'ai lu en 2009 en pleine crise financière, juste pour me consoler. Publié en 1987, il revient en pleine actualité, tellement il est universel.
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Arf! la "pensée magique" ... je suis une spécialiste !!! L'anecdote que tu rapportes me rassure à double titre: les animaux en font autant et le phénomène est normal (ouf!). Je connais pas mal de personnes qui fonctionnent de la sorte et surtout des femmes. A mettre en lien avec la confiance en soi et le sentiment de sécurité émoussé.e.s des femmes (je suis en pleine réflexion là-dessus en ce moment) ?
RépondreSupprimerC'est pour cela que je j'ai mis ce texte sur mon blog : outre que c'est une adorable histoire dans un assez fastidieux traité d'éthologie, il peut peut être en rassurer certaines qui ont, comme tu dis une confiance émoussée en elles-mêmes. Même si certain-e-s peuvent penser que cela confine à la pathologie, c'est rassurant de savoir que ces comportements ne sont pas anormaux, qu'ils viennent de loin et qu'ils ont aidé à perpétuer l'espèce.
RépondreSupprimerJ'adore cette histoire avec cette oie et je me reconnais beaucoup dans Martina ( à part la couleur des plumes, certainement!), car je suis pleine de " pensées magiques " au quotidien. Il s'agit bien évidemment de rites qu'on est obligée de faire lorsque la confiance en soi manque et que l'on doit se rassurer. Merci Hypathie de cet article, car il est en effet très rassurant de savoir que les animaux le font aussi, ils ont rarement des comportements de psychopathes^^.
RépondreSupprimer@Héloïse et Hypathia
RépondreSupprimeret si l'idée qu'on nous apprend à avoir de la confiance en soi était fausse pour mieux servir le mensonge du modèle phallocrate ?
Moi ce que je pense depuis très longtemps en observant les femmes autant que moi-même qui a été élevé selon le modèle du soumis, c'est que ce sont les victimes qui ont forcément une confiance en elle beaucoup plus forte que le dominateur et qui leur permette de survivre et de s'accrocher à de nombreux rituels, parce qu'il faut encore une certain énergie imaginative pour s'inventer des rituels auxquels s'accrocher.
Et si les nombreux rituels de toilette et de coquêterie ou de délicatesse à son propre égard étaient ce qui permet aux victimes de la domination de se centrer sur la valeur intrinsèque de son corps vivant sa propre affection qui passe au delà du dénie du dominateur et de son environnement écrasant et polluant le conscient ?
et si ?
je dis ça
parce que justement, moi on m'a toujours dit que si je ne réussissais pas dans la société, comme cela devrait être mon devoir puisque je suis un garçon etc..., on m'a toujours dit que c'était de ma faute parce que je n'avais pas confiance en moi : chose que tous les tests en psychologie clinique on démontré être fausse contre toute attente : j'ai un instinct de survie fondé sur une confiance profonde, inconscience en moi qui me donne la liberté de n'avoir pas peur de mourir en face de la domination : ça leur fait peur.
@ Paul : "c'est que ce sont les victimes qui ont forcément une confiance en elle beaucoup plus forte que le dominateur et qui leur permette de survivre..." : c'est le discours typique des ancillaires qui "survivent" en haussant les épaules devant les "pathétiques" selon elles (en effet ce sont des femmes la plupart du temps qui s'expriment ainsi) comportements des dominants, la fine mouche qui n'en pense pas moins, mais se laisse faire. Je n'aime pas trop : si vivre, c'est avaler toutes les couleuvres parce qu'on est une femme, je ne souhaite personnellement pas vivre comme cela.
RépondreSupprimer@ Angèle : je suis ton blog : il m'a un peu inspirée pour cet article. Il n'y a aucune raison objective pour qu'une femme n'ait pas d'estime de soi, vraiment aucune, sauf à croire et adhérer à l'assommoir culturel misogyne qui, je le reconnais, fonctionne bien ! ;)))
@hypathie
RépondreSupprimerben je comprends pas bien votre interprétation de ma phrase dans son contexte
parce que plus loin je précise que je mets ça avec une sorte de force intérieur, un instinct de conservation et donc que ça n'a strictement rien à voir avec le crédit qu'on accorde ou pas au discours environnemental, donc rien à voir avec avaler des couleuvres, mais au contraire y résister profondément.
J'adore cette histoire. D'autant que j'adore les oiseaux et que j'ai lu des quantités de livres, articles, etc...sur eux, mais je ne connaissais pas cette anecdote ! Géniale, merci. L'explication de K.L. est intéressante mais je vois les choses à l'inverse. D'après ma propre observation les oiseaux ne vont jamais se coucher, genre, je vais me coucher et ils vont d'un point A à un point B sans s'arrêter. Dans la nature ils procèdent par étapes et suivent le déclin de la lumière. Pour les oiseaux qui dorment dans les arbres cela veut dire qu'ils grimpent en altitude au fur et à mesure que le soleil descend. Quand ils ne peuvent aller plus loin, ils dorment là.
RépondreSupprimerLes oiseaux d'eau ont également leur rituel par rapport au soleil. C'est leur lien au jour qui est en question. Nous nous avons agi de la même facon autrefois, il y a très longtemps. Nous l'avons juste oublié et ce que nous prenons pour des actes de superstitions ressemblent plutôt à des résidus de gestes en rapport avec la nature : la lumière, le bois, les éléments rassurants = nos repères sur Terre. Pour moi K.L. veut humaniser l'animal mais on peut aussi essayer de réanimaliser l'humain.
@ Euterpe : il y a un biais scientifique dans cette histoire de Martina à l'évidence bien que l'observation et l'anecdote soit très instructive sur nos comportements humains : c'est que Martina, élevée par Lorenz depuis son premier jour n'a jamais vu sa mère, oie comme elle, elle prend donc Lorenz pour sa mère -elle le suit partout parce qu'elle est "imprégnée" ; Lorenz n'étant pas une oie, on peut dire qu'elle est contaminée par l'humain, on ne peut plus dire que martina est encore totalement une oie et qu'elle a de purs comportements d'oie. C'est le cas de tous les animaux apprivoisés qui s'adaptent et apprennent à notre contact, car ils ont comme nous des capacités cognitives. L'histoire reste toutefois extraordinaire.
RépondreSupprimer@ Paul : J'entends bien votre raisonnement, mais il me rappelle quand même ce que nous disent certain-e-s : vous dirigez le monde en réalité les filles, nous ne sommes que vos jouets, discours patriarcal en diable, mais c'est une question d'utra-sensibilité de ma part. Pour finir, la résistance ad vitam aeternam, c'est fatigant, surtout vers la fin. Ceci dit amicalement, bien sûr.
oui
RépondreSupprimerla résistance c'est très fatiguant, je suis bien placé pour le sentir
bon
oui je vois mieux votre truc
mais non c'était pas du tout avec cette inspiration là : la mienne est complètement celle d'une victime soumise à des connards faussement sûrs d'eux et qui l'écrasent d'autant plus qu'il sont terrorisés à l'idée que si je prenais le dessus, à leur place, je me vengerai de tout ce qu'ils savent être coupables depuis ma naissance et celles de nombreuses autres victimes.
donc moi je ne dis pas du tout ça en pensant "vous êtes maîtres du monde les filles"
bien au contraire
je dis ça en pensant "bande de connards, vous êtes d'autant plus dominants que vous n'avez rien dans le ventre"
ce que vous aurez probablement du mal à imaginer, c'est à quel point je hais le modèle masculin sans pour autant préconiser son modèle symétrique.