jeudi 21 mars 2019

Coïts par Andrea Dworkin

Coïts par Andrea Dworkin - (Intercourse, titre en anglais) - Traduit de l'anglais par Martin Dufresne - Chez Syllepse Editeur et Remue-Ménage au Québec. Pour celles qui s'accommodent du village Potemkine patriarcal à base de Princes Charmants au point de ne plus voir le décor de carton-pâte, la lecture de l’œuvre d'Andrea Dworkin est une épreuve, douloureuse souvent. Dworkin décape à l'acide. C'est peut-être la raison pour laquelle elle n'est que depuis récemment traduite en français : ce sont les québécoises qui nous font ce cadeau. Merci donc aux québécois-es de nous offrir la traduction de cette autrice féministe majeure, de ses analyses audacieuses et sans concession. A un moment, où le féminisme se perd dans la segmentation, l'intersectionnalité, la fragmentation patriarcale selon Mary Daly, revenir à l'universel, à la big picture, à savoir les femmes partout traitées en biens meubles, asservies au service exclusif des hommes, de leurs désirs, de leur sexualité légale (mariage) et illégale mais tolérée comme un mal nécessaire (prostitution), et de leur reproduction, la traduction de cet ouvrage publié en 1987 tombe à pic.

Coïts propose une analyse des rapports entre les sexes dans l'acte sexuel lui-même, via la littérature ; des auteurs hommes qui ont écrit sur leur rapports avec les femmes : Tolstoï, Kobo Abe, James Baldwin, Isaac Bashevis Singer, Flaubert, le talmudiste Moïse Maïmonide, pour n'en citer que quelques-uns.

Je vous propose ci-dessous un extrait du chapitre Possession ; la succession des "cercles de l'enfer" étant titrés : Répugnance, A vif, Stigmate, Communion, Possession, Virginité (un très beau chapitre, le plus stimulant, où Dwokin parle de "sa" Jeanne d'Arc, Jeanne étant décidément interprétable de diverses façons, la vierge qui refuse d'être dégradée (debased) dans le coït, -j'y reviendrai certainement une autre fois, puis Occupation/Collaboration et finalement La loi, Saleté et Mort.



" Pour les femmes, être possédée sexuellement par les hommes est plus banal. Les femmes ont été un cheptel pour les hommes au titre d'épouses, de prostituées, de servantes sexuelles et reproductrices. L'appropriation et la baise sont ou ont été des expériences pratiquement synonymes dans la vie des femmes. Il te possède ; il te baise. La baise communique la nature de l'appropriation ; il te possède sous toutes tes coutures. La baise communique la passion de sa domination : elle exige son accès au moindre recoin de ton corps. Il peut posséder tout ce qui t'entoure et tout ce que tu portes et tout ce dont tu es capable comme travailleuse ou domestique ou parure ; mais te pénétrer et posséder tes entrailles est de la possession : plus profonde, plus intime que toute autre genre d'appropriation. Intime, brute, totale, la possession sexuelle est réelle pour les femmes, sans la moindre dimension magique ou mystique : être baisée et être l'objet de cette appropriation est inséparable et identique ; réunies, du fait d'être identiques, ces réalités constituent le rapport sexuel pour les femmes dans le système social de domination masculine. L'homme exprime dans la baise la géographie de sa domination : le sexe de la femme, l'intérieur de son corps font partie de son domaine en tant qu'homme. Il peut la posséder à titre individuel -être son roi et maître- et exprimer  ainsi un droit privé de propriété (le droit privé lié à sa classe de sexe) ; ou il peut la posséder en la baisant de façon impersonnelle et exprimer ainsi un droit collectif de propriété, sans mascarade ni manières. La plupart des femmes ne sont pas des individus spécifiques, distincts, aux  yeux de la plupart des hommes, ce qui fait que la baise tend vers une assertion collective de leur domination. Les femmes vivent à l'intérieur de cette réalité de l'appropriation et de la baise : c'est là qu'elles ressentent les choses ; le corps apprenant à réagir à ce que la domination masculine offre comme contact, comme rapport sexuel, comme amour. Pour les femmes, être possédées constitue le rapport sexuel appelé à répondre au besoin d'amour ou de tendresse ou d'affection physique ; cela en vient donc à signifier, à illustrer l'intensité du désir ; et l'appropriation érotique par un homme qui vous prend et vous baise est une affirmation physiquement chargée et importante de la condition féminine ou de la féminité ou du fait d'être désirée.

Cette réalité de l'appropriation et de la baise -en tant que vécu homogène aux plans social, économique et psychologique- encadre, limite, détermine les paramètres de ce que ressentent et vivent les femmes dans le rapport sexuel. Être cette personne sujette à l'appropriation, baisée, signifie devenir quelqu'un qui vit la sensualité dans le fait d'être possédée : dans le toucher du possesseur, dans sa pratique de la baise, aussi indifférente soit-elle de la complexité ou de la subtilité de notre humanité. Comme la capacité d'une femme à ressentir du plaisir sexuel se développe dans les confins étroits de la domination sexuelle masculine, il n'existe pas en elle d'être distinct -conçu et alimenté quelque part ailleurs, dans des  circonstances  matérielles différentes- qui hurle pour s'échapper. Seule existe la réalité de chair et de sang d'un être sensible dont le corps vit l'intensité sexuelle, le plaisir sexuel et l'identité sexuelle dans le fait d'être possédée : dans l'appropriation et dans la baise. C'est ce que nous connaissons ; et nos capacités de ressentir et d'être se trouvent rétrécies, laminées pour correspondre aux exigences et aux dimensions de cette réalité sensible.

Donc, les femmes ressentent la baise -quand elle fonctionne quand elle les submerge- en tant que possession ; et elles ressentent la possession comme profondément érotique ; et elles valorisent l'annihilation du soi dans le coït comme preuve du désir ou de l'amour de l'homme, de son ineffable intensité. Et donc, être possédée a une réalité phénoménologique pour les femmes ; et le rapport sexuel lui-même est vécu comme une réduction de l'assurance personnelle, une érosion du soi. Cette perte du soi est une réalité physique, et non seulement un vampirisme psychique ; et comme réalité physique, elle est glaçante et extrême, une érosion au sens strict de l'intégrité du corps et de sa capacité de fonctionner et de survivre. Les rigueurs physique de la possession sexuelle -du fait d'être possédée- endiguent la vitalité du corps ; et bien qu'au début la femme soit farouchement fière d'être possédée, -il la désire suffisamment pour l'évider complètement-, son intérieur s'use graduellement, et celle qui est possédée s'affaiblit, s'étiole, étant usurpée dans toutes ses énergies et aptitudes physiques et mentales par celui qui s'est physiquement emparé d'elle ; par celui qui l'occupe. Cette possession sexuelle est un état sensuel qui tend vers l'inexistence jusqu'à son aboutissement dans la mort. Le corps meurt, ou l'amant se débarrasse du corps usé jusqu'à la corde ; il le jette, chose vieille et inutile, évidée, comme une bouteille vide. Le corps est dépouillé ; et sa volonté est violée. "

"A l'opposé de l'air du temps et de la prétendue "égalité-dejà-là", de l'illusion que des pratiques sexuelles pourraient être "naturelles" et de l'oubli des rapports de domination, Andrea Dworkin aborde le coït en l'intégrant dans les rapports de pouvoir. Elle parle de "la baise" dans un monde dominé par les hommes, une certaine forme de sexe outil et matière de la domination, l'anéantissement des femmes dans la sexualité masculine, l'inégalité sexualisée des unes et des autres. L'auteure ne s'adresse pas à un auditoire timoré, passif ou avide de textes consensuels. Le coït dans un monde d'hommes (Intercourse en anglais) est un livre violent qui explore le monde de la domination et de la soumission."

Coïts - Editions Syllepse - Traduction Martin Dufresne. 

Avant-propos du livre écrit par Andrea Dworkin en 1995, à lire chez Entre les lignes entre les mots.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire