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samedi 29 janvier 2022

Auto-défense *

Le 31 décembre 2021, un tweet d'un collectif de femmes africaines auquel je suis abonnée nous envoie un gentil message de joyeuse Saint-Sylvestre en recommandant toutefois d'être prudentes, mettant les femmes en garde contre la drogue du violeur avec une illustration ; j'ai bien aimé, aussi j'ai partagé. Hélas le lendemain, le tweet était repartagé par une avocate de femmes battues avec en commentaire au-dessus : Il faut dire aux hommes de ne pas violer !, désamorçant le conseil aux femmes d'être prudentes. Et quand on a dit aux hommes de ne pas violer, qu'est-ce qu'on fait après ? On va en soirée, et on leur fait confiance, en laissant traîner nos verres ? Sur le moment, j'ai été choquée, et ensuite carrément indignée. Le tabou de se défendre est toujours d'actualité, suspendu sur la tête des femmes. C'est bien plus sexy pour nous, pauvres filles sans défense, de finir à l'équarrissage plutôt que d'être prudente et de se défendre avec ce qu'on a sous la main, une grosse barre de fer par exemple ! La prostituée n'agresse pas (notez la teneur patriarcale du titre), elle se défend contre un mauvais payeur qui lui crache dessus en pleine pandémie. 

Interdiction de se défendre, le vieux tabou anthropologique, un tabou patriarcal construit, fabriqué, les outils et les armes sont aux hommes. Gagner en productivité (outils) et se défendre (armes) sont toujours leurs privilèges exclusifs. Nous femmes, devons faire dévolution de notre sécurité aux hommes de la famille, c'est une idée tenace, ancrée dans notre psyché, une idée toxique car elle nous rend impuissantes et nous met à leur merci, alors qu'on sait la violence masculine endémique, violence spécifique destinée à nous faire tenir à carreau, à se garder une femme à leur service. Il faut crever de peur, sortir désarmée physiquement et psychiquement, et compter en soirée sur leur éducation dont on sait ce qu'elle vaut, pour rester en sécurité et en vie. Quelques féministes cautionnent, c'est dire la puissance de l'injonction, sa persistance dans le temps. 

Il ne manque pourtant pas de feu, de brandons, d'eau bouillante et de couteaux dans "nos" cuisines, comme soulignent les anthropologues femmes, mais curieusement ils se retournent toujours contre nous, la cuisine est la pièce la plus dangereuse pour les femmes à leur propre domicile. L'anthropologie et l'histoire nous enseignent que les femmes sont un bien meuble des hommes de la famille : elles ne s'appartiennent pas, elles sont la propriété des mâles, qui nous défendent comme on défend un bien. Les premières lois criminalisant le viol disposaient que le lésé était l'homme, père ou mari, dont le violeur avait dégradé le bien, la victime c'étaient eux, la femme n'ayant servi que de moyen pour les atteindre. Je vous laisse imaginer les traces que cela laisse dans la culture et la psyché. Nous avons été dressées "à trouver le Grand Fromage légendaire au bout du labyrinthe piégé, après avoir subi des chocs électriques" (la formule est d'Andrea Dworkin), toutes ces avanies que les femmes subissent avant de tomber dans le piège patriarcal. Eux n'ont qu'à poser quelques lignes et attendre que ça morde sans faire trop d'efforts, puisque nous devons nous en trouver un et le garder, sans quoi nous aurions raté notre vie de femme, selon la scie sociétale.

Evidemment, les femmes ne sont JAMAIS responsables des saloperies commises à leur détriment. Mais comme c'est toujours nous qui avons porté la honte des méfaits commis par l'adversaire de classe, cela devrait nous inciter à être aux commandes de notre propre sauvegarde et sécurité. Ou on continue à élever une pauvre future victime sans défense parce qu'on lui a expliqué que c'est cuit, que de toutes façons elle ne s'en sortira pas seule sans un preux chevalier à ses côtés, ou on en fait une femme avertie, affirmée, qui pense à elle en premier et commence par s'armer la tête en garnissant son sac d'un spray au poivre ou d'un argument frappant : entre les deux il y a toute l'épaisseur de l'assertivité, ce qui n'est pas rien, cela change le comportement, l'attaquant ayant l'œil pour repérer la boiteuse, celle pas très affermie sur ses guiboles. 

Qu'une féministe relaie ainsi les tabous patriarcaux auprès des femmes en dit long sur les ravages laissés par une telle histoire. Je comprends très bien que tout le monde veuille garder ses sources de revenus, notez.  Car s'il y avait la volonté de lutter efficacement, puis d'éradiquer les pratiques toxiques de la virilité, les PIB diminueraient, vu qu'on y intègre les réparations des dommages et souffrances par les assurances. On diminuerait drastiquement les budgets de la police et de la justice, on aurait beaucoup moins besoin de policiers, d'avocats, de magistrats, de greffières, et on n'aurait pratiquement plus besoin de prisons ! Le bâtiment qui les construit et les sociétés d'hôtellerie qui les gèrent en pâtiraient, ce serait un vrai mauvais coup pour leurs chiffres d'affaires. Rappel : 97 % des places de prison en France sont occupées par des hommes. Les assureurs n'auraient plus à régler que les dommages liés aux catastrophes naturelles ! Pas mal mettraient la clé sous la porte, et leurs salariés en reconversion professionnelle. Sans la délinquance masculine, leurs guerres incessantes, leur capacité à détruire, les reconstructions et "rebonds économiques" qui suivent, ce serait le marasme. C'est sans doute une bonne  raison pour que personne ne dénonce leur comportement. La croissance économique est basée, comptabilisée sur leurs destructions envers la nature, les femmes, et la société en général. Les externalités négatives ne sont jamais décomptées en moins. Les PIB sont des additions et rien que des additions !

Alors oui, trois fois oui, il faut dire aux hommes d'arrêter de violer et d'agresser, mais une fois qu'on a fait ça, on continue à les élever comme des ayants-droit incapables de résister à la frustration, des futurs lésés réglant leurs comptes à coup de couteaux et de fusil ? On continue à valoriser les pratiques dites viriles ? Pas mal d'entre eux savent qu'il est facile d'agresser les femmes parce qu'ils savent qu'en face il n'y aura aucun répondant. Et parce que la "civilisation"** dont ils se targuent, et que nous mettrions à mal en revendiquant nos simples droits à l'équité, à l'égalité et à la reconnaissance pleine de notre statut d'êtres humains entiers sans moitié à trouver,  la civilisation donc n'a chez eux que l'épaisseur d'un cheveu ; après 5 bières et l'effet d'entraînement de la horde, ils retournent très facilement à la sauvagerie. Aussi, exiger un couvercle sur nos verres en boîte, même si c'est blasphémer contre leur ordre, c'est juste faire preuve de prudence et de sagesse, rien de plus, et c'est parfaitement légitime. Moins de pudeur, eux n'en ont pas, et vive les femmes prudentes qui préfèrent prendre le volant que de se laisser conduire, celles qui surveillent leurs abords et possessions, qu'elles ne confondent pas avec celles des hommes (j'ai beaucoup de mal avec les femmes oblates qui font kibboutz avec les hommes de leur famille, toujours en train d'affirmer leur loyauté indéfectible, voire qui les défendent quand on ose une remarque qui ne va pas dans leur sens !), et vive les femmes averties qui ne s'en laissent pas conter et qui se prennent en main. 

* Légitime défense en titre aurait aussi convenu, mais j'ai préféré auto-défense, parce que Andrea Dworkin emploie cette expression plus forte dans Notre sang. 

** Ils font un abus du mot "civilisation" : ils sont toujours en train de sauver la civilisation (Zemmour, toutes les trois phrases) sans cesse menacée par des hordes de barbares, les mêmes qu'eux d'ailleurs, avec les mêmes habitudes délétères, alors qu'ils sont antagonistes à tout ce qui n'est pas eux, au sexe opposé, à la nature, aux animaux, franchement, les entendre parler de civilisation c'est à mourir de rire. L'habituelle grandiosité, la pompe masculine. 

mercredi 19 janvier 2022

Le monstre est parmi nous - Pandémies et autres fléaux du capitalisme

 The monster at our door - The global threat of avian flu - 2006 par Mike Davis 

The monster enters, nouvelle édition 2021, enrichie d'une préface écrite en avril 2021 en plein confinement aux Etats-Unis et partout ailleurs, préface dédiée bien sûr au SARS-Cov2.


Mike Davis est historien de l'urbanisme. J'ai eu l'occasion de citer sur ce blog un de ses textes (en fin de billet) sur le bidonville global ; son oeuvre décrit des villes mortes (Dead Cities), des villes de quartz (City of quartz / Los Angeles) et "le stade Dubaï de capitalisme" dans un style inimitable, maniant la métaphore avec intelligence et érudition. Ses ouvrages se lisent comme des romans. Mike Davis est marxiste. Le marxisme propose encore une critique acceptable du stade global du capitalisme que nous vivons actuellement. Dans Le monstre est parmi nous, Mike Davis annonce que la prochaine pandémie de grippe, le monstre c'est l'influenza -flu- du même type que celle de 1918-1920 dont le nombre de victimes, toujours non parfaitement dénombrées, a été évalué entre 14 millions à 100 millions de morts. En cas de "monstre" comparable (le SARS-COV2 est une promenade de santé à côté de la grippe HxNy) présentant la même virulence, vu que la population mondiale a sextuplé (X 6) en un siècle, on obtiendrait un nombre de morts entre 325 millions à 1 milliard pour les projections les plus pessimistes. Sachant que les taudis du début du XXème siècle, comme le manque d'hygiène dans les tranchées de la Grande Guerre, sont avantageusement remplacés et surmultipliés par les bidonvilles où s'entassent actuellement pratiquement 2 milliards d'humains. Humains déracinés, paysans sans terres, ruinés par l'agro-industrie intensive intégrée, paysans éleveurs extensifs, par exemple thaïlandais, clochardisés, dont "les filles peuplent désormais les bordels de Bangkok". Tandis que la grippe aviaire court dans les élevages d'Asie et dans le Sud-Ouest de la France, que nos désespérées "nuits des longs couteaux" (abattages massifs d'animaux) n'éradiquent plus, qu'elle flambe de plus belle ailleurs, sachant que la grippe porcine est dans les élevages des Côtes d'Armor, inspirée par l'ouvrage, voici la recette de la prochaine grippe, comme il y a un siècle.

MANUEL D'APOCALYPSE EN 11 ETAPES 

Poursuivre le peuplement humain incontinent, envahissant les espaces sauvages, à base de déforestation, de destruction de la biodiversité, de braconnage pour vendre de la viande de brousse (Afrique) et sur les wet markets (marchés humides vendant toutes sortes de bêtes vivantes en Asie) aux classes moyennes ;

Pour avoir de la viande à tous les repas, élever une mégafaune d'animaux entassés et serrés par dizaines de milliers dans des hangars ou des bâtiments à étages, avec la mortelle combinaison porcs / poulets concentrés sur des régions entières, animaux au système immunitaire déficient, affaibli par leurs conditions de vie, aggravé par l'uniformité des races cultivées / élevées ; 

S'aveugler sur la capacité de nuisance des capitalistes avides et corrupteurs qui ne croient qu'à la rentabilité immédiate, en jetant des millions de paysans familiaux et extensifs dans des mégalopoles et les bidonvilles du tiers-monde ; 

Pratiquer le tourisme de masse, les transhumances massives, les voyages en avion, lors des "fêtes traditionnelles" (Nouvel an Chinois, pèlerinages, tourisme...), et le vagabondage sexuel ;

Externaliser dans des pays à faible coût de main d'oeuvre la production industrielle de masques, respirateurs, seringues, aiguilles, de médicaments, de vaccins dont la fabrication est jugée peu rentable ; pour la prochaine, on ressortira les sacs poubelles en guise de surblouse pour les soignants. S'il en reste, ils seront les premiers à mourir en soignant leurs patients. 

Privilégier la recherche de molécules pour les maladies cardio-vasculaires, le diabète et les cancers, les troubles de l'érection des hommes (l'inénarrable Viagra et son marché de riches), et hystériser la menace bioterroriste ; l'assassin bioterroriste à notre porte, c'est la grippe notamment d'origine aviaire H5N1 et ses grandes capacités recombinantes ; virus à ARN se cherchant en permanence des hôtes pour se perpétuer, il cherche en permanence la clé d'entrée de nos cellules, en mode essai erreur, il va finir par la trouver ; 

Pratiquer l'austérité financière à l'hôpital et vis à vis du système de santé en vidant les stocks stratégiques pour faire des économies, de la gestion à flux tendus ; fermer des services de recherche et d'excellence ; privilégier les intérêts économiques aux questions de santé publique dont l'actuelle pandémie a démontré que sans services de santé agiles, il n'y a plus d'activité économique ;

Continuer l'égoïste politique vaccinale et de vente de médicaments (Tamiflu) "America and Europe first, Africa last" : nous sommes, en matière de pandémies, interdépendants ; entasser des pauvres dans des bidonvilles surpeuplés avec une seule toilette pour 2000 habitants ;

Continuer à saturer l'air de polluants (fumées, substances chimiques…) ; évidemment, ne rien faire pour combattre la crise climatique ni l'effondrement de la biodiversité. La diversité des espèces nous protège des virus, en leur opposant des systèmes immunitaires différents et robustes. Or nous privilégions uniformément la "culture de la betterave", pour paraphraser Claude Lévi-Strauss.  

Cacher ou minimiser une épidémie, mentir à l'OMS pour des raisons économiques et de prestige, menacer les lanceurs d'alerte comme en 2019 en Chine, et avant, en Thaïlande, lors d'une épidémie de IHAP Influenza Aviaire Hautement Pathogène où des gens, des enfants, sont morts en même temps que de millions d'oiseaux étaient enterrés vivants ou éliminés par le gaz ; 

Continuer la concentration de la production de nourriture, notamment de viande, aux mains de quelques industriels tout-puissants, souvent corrompus et opaques.  

La voilà la recette du désastre. Le pire n'est pas forcément sûr, Mike Davis rapporte en toute équité que la grippe espagnole (appelée ainsi parce que ce sont des journaux espagnols libres qui l'ont annoncée les premiers) serait selon un épidémiologiste un accident unique dans l'histoire humaine. On peut espérer. Mais il est tout de même prudent de prendre des précautions. Il est incontestable que le rythme des épidémies s'accélère. Les deux SRAS (2003 et 2019) ne sont peut-être que des émissaires. Tenons compte de l'avertissement. La lecture de cet ouvrage est informative et salutaire.

" Le SRAS comme le VIH est un dérivé effroyable du commerce international d'animaux vivants, commerce le plus souvent illégal et étroitement corrélé à l'exploitation forestière et la déforestation. Mike Davis

mardi 4 janvier 2022

Notre sang - Andrea Dworkin

 Paru aux Etats-Unis en 1976, sous le titre Our blood : Prophecies and Discourses on Sexual Politics, réédité avec une nouvelle préface en 1981, il est pour la première fois traduit et publié en français par les Editions des femmes en 2021. 


Ne trouvant plus d'éditeur pour ses textes après la parution de Woman Hating que l'éditeur n'avait pas aimé, quelle idée aussi d'écrire noir sur blanc "les femmes sont violées" !, Andrea Dworkin, qui a quand même besoin de gagner sa vie, et ne veut rien faire d'autre qu'écrire, a alors l'idée de se lancer dans une tournée de conférences pour lire sa prose devant un public universitaire. Elle fait des kilomètres accompagnée de sa chienne berger allemand, et elle parle devant une majorité de femmes qui reconnaissant dans ce qu'elle dit ce qu'elles vivent et affrontent quasi quotidiennement, l'ovationnent, l'attendent en pleurant à la sortie. Cet ouvrage reproduit neuf conférences : c'est du Dworkin, chirurgical, elle dissèque l'oppression à l'os, la construction sociale de la féminité cette impuissance, et de la masculinité cette toute-puissance. C'est puissant, c'est magnifique et c'est une oeuvre d'écrivaine, ce qu'elle voulait être. Cet ouvrage est indispensable pour se constituer une culture féministe. Je vous propose ci-dessous deux extraits de sa prose : un sur les mères, et un sur la crainte qui nous fait toutes nous tenir à carreau. 

LES MÈRES 

" C'est le premier devoir des mères sous le patriarcat de former des fils héroïques et de faire en sorte que leurs filles soient disposées à s'adapter à ce qui a été décrit à juste titre comme "une demi-vie". Toute femme est censée dénigrer n'importe laquelle de ses pareilles qui dévie des normes acceptées de la féminité, et la plupart le font. Ce qui est remarquable, ce n'est pas que la plupart le font, mais que certaines ne le font pas. 

La position de la mère, surtout, dans une société suprémaciste masculine, est absolument intenable. Freud, dans encore un autre élan stupéfiant de perspicacité, a affirmé : "Seule la relation avec le fils apporte à la mère une satisfaction illimitée : c'est, d'une manière générale, la plus parfaite et la plus dénuée d'ambivalence de toutes les relations humaines." Le fait est qu'il est bien plus facile pour une femme d'élever un fils qu'une fille. D'abord, on la récompense pour avoir porté un fils -elle atteint par là l'apogée de la réussite possible de sa vie, selon la culture des hommes. On pourrait dire qu'en portant un fils, elle a possédé un phallus pendant neuf mois dans son espace vide, et cela lui assure une approbation qu'elle ne pouvait remporter d'aucune autre façon. On attend d'elle ensuite qu'elle investisse tout le reste de sa vie à entretenir, à nourrir, à soigner et à sacraliser ce fils. Mais le fait est que ce fils bénéficie d'un droit de naissance à l'identité qui, à elle, lui est dénié. Il bénéficie d'un droit à incarner de vraies qualités, à développer des talents, à agir, à devenir -à devenir qui ou ce qu'elle ne pouvait pas devenir. Il est impossible d'imaginer que cette relation ne soit pas saturée d'ambivalence pour la mère, d'ambivalence et de franche amertume. Cette ambivalence, cette amertume, est inhérente à la relation mère-fils parce que le fils finira inévitablement par trahir la mère en devenant un homme -c'est à dire en acceptant son droit de naissance au pouvoir sur et contre elle, et celles de sa sorte. Mais pour la mère, le projet d'élever un fils est le projet le plus gratifiant qu'elle puisse espérer. Elle peut l'observer, en tant qu'enfant, jouer aux jeux qui lui étaient interdits ; elle peut l'investir de ses propres idées, aspirations, ambitions et valeurs  -ou tout ce qu'il en reste ; elle peut observer son fils qui est né de sa chair et a été maintenu en vie grâce à son travail et à son dévouement, l'incarner, elle dans le monde. Ainsi, bien que le projet d'élever un fils soit chargé d'ambivalence et mène à une inévitable amertume, il s'agit du seul projet qui permette à une femme d'être -d'être à travers son fils, de vivre à travers son fils. 

Le projet d'élever une fille, d'autre part, est crucifiant. La mère doit réussir à apprendre à sa fille à ne pas être ; elle doit contraindre sa fille à développer le manque de qualités qui lui permettra de passer pour une femme. la mère est la principale missionnaire de la culture des hommes dans la famille, et elle doit contraindre sa fille à se plier aux exigences de cette culture. Elle doit faire à sa fille ce qu'on lui a fait à elle. Le fait que nous sommes toutes entraînées à être mères depuis la prime enfance signifie que nous sommes toutes entraînées à consacrer notre vie aux hommes, qu'ils soient nos fils ou non ; que nous sommes toutes entraînées à contraindre les autres femmes à illustrer le manque de qualités qui caractérise la construction culturelle de la féminité. " 

LES FEMMES ET LA PEUR

" Qu'y a-t-il dans la crainte qui fait qu'elle oblige si efficacement les femmes à être de bonnes soldates dans le camp de l'ennemi ?

" La crainte consolide ce système. La crainte est la glu qui fait tenir chaque élément à sa place. On apprend à avoir peur de la punition, inévitable lorsque l'on transgresse le code de la féminité imposée

On apprend que certaines craintes sont en elles-mêmes féminines -par exemple, les filles sont censées avoir peur des insectes et des souris. En tant qu'enfants, on nous récompense pour avoir intégré ces craintes. On apprend aux filles à avoir peur de toutes les activités estampillées comme le territoire masculin -la course, l'escalade, les jeux de ballon ; les mathématiques et la science ; la composition musicale, gagner de l'argent, être chef. Quelle que soit la liste, elle pourrait ne jamais s'arrêter -parce que le fait est que l'on apprend aux filles à avoir peur de tout sauf du travail domestique et d'élever des enfants. Avant même que nous soyons femme, la crainte nous est aussi familière que l'air. C'est notre élément. On vit dedans, on l'inspire, on l'expire, et la plupart du temps on ne la remarque même pas. Au lieu de dire "J'ai peur", on dit "je ne veux pas", ou "Je ne sais pas comment", ou "Je ne peux pas". La crainte, donc, est une réaction acquise. Il ne s'agit pas d'un instinct humain qui se manifeste de façon différente chez les femmes et chez les hommes. Toute la question de l'instinct versus la réaction acquise  chez les êtres humains est spécieuse. [il faut par exemple, selon Margaret Mead, apprendre aux enfants à redouter le feu que les animaux fuient instinctivement].

Nous sommes séparées de nos instincts, quels qu'ils fussent, par des milliers d'années de culture patriarcale. Ce que nous savons et la façon dont nous réagissons est ce que l'on nous a appris. On a appris aux femmes la crainte comme corollaire de la féminité, tout comme on a appris aux hommes le courage comme corollaire de la masculinité. 

Qu'est-ce que la crainte, alors ? Quelles en sont les caractéristiques ? Qu'y a-t-il dans la crainte qui fait qu'elle oblige si efficacement les femmes à être de bonnes soldates dans le camp de l'ennemi ? La crainte, comme les femmes en font l'expérience, a trois effets principaux : elle isole, elle embrouille, elle affaiblit. 

Lorsqu'une femme transgresse une règle qui énonce clairement quel comportement lui est approprié en tant que membre du sexe féminin, elle est repérée par les hommes, leurs missionnaires et leur culture comme une fauteuse de troubles. La mise à l'écart de la rebelle est réelle en ce qu'on l'évite, on l'ignore, on la punit, on la dénonce. Sa réacceptation dans la communauté des hommes, la seule communauté viable et approuvée, dépend de sa renonciation et de la répudiation de son comportement déviant

Chaque fille fait l'expérience en grandissant de la forme et de la réalité de cette mise à l'écart. Elle apprend qu'elle est l'inévitable conséquence de toute rébellion, aussi infime soit-elle. Avant même qu'elle soit femme, la crainte et la mise à l'écart sont enchevêtrées en un solide nœud intérieur et elle ne peut pas faire l'expérience de l'une sans l'autre. La terreur qui assaille les femmes ne serait-ce qu'à la pensée de finir leur vie "toute seule" est la conséquence directe de ce conditionnement. S'il y a une "forme féminine de la perdition" sous le patriarcat, c'est sans nul doute cette peur de la mise à l'écart -une peur qui croît à partir de ces faits réels.

La confusion, aussi, fait partie intégrante de la crainte. Il est déroutant d'être punie parce que l'on réussit à grimper à un arbre, à exceller en mathématiques. Il est impossible de répondre à la question, "Qu'est-ce que j'ai fait de mal ?". En raison de la punition qui est inévitable quand elle réussit, la fille apprend à associer la crainte à la confusion et la confusion à la crainte. Avant même qu'elle soit femme, la crainte et la confusion sont déclenchées simultanément par les mêmes stimuli et il est impossible de les distinguer l'une de l'autre. 

La crainte, pour les femmes, les isole et les plonge dans la confusion. Elle les affaiblit sans relâche et petit à petit. Tout acte hors de la sphère autorisée d'une femme provoque une punition -cette punition tombe aussi inévitablement que la nuit. Chaque punition inculque la crainte. Comme un rat, une femme va toujours essayer d'éviter ces électrocutions à haute tension qui semblent miner le labyrinthe. Elle veut aussi trouver le Grand Fromage légendaire au bout. 

Mais pour elle, le labyrinthe n'a jamais de fin. ".

Andrea Dworkin - Notre sang - Discours et prophéties sur la politique sexuelle. 1976

 Aux éditions Des femmes. 2021 

Je dédie ce billet et ce texte d'Andrea Dworkin à Chahinez Daoud, femme blessée aux jambes par balles puis immolée, anéantie par le feu pour avoir voulu reprendre de façon intrépide sa liberté d'être humain, en quittant un conjoint maltraitant. Elle a eu le tort de croire que la police et la justice l'aideraient dans cette entreprise : c'est aussi l'indifférence à son courage et la solidarité objective de la police et de la justice avec un milicien du patriarcat qui ont permis qu'elle perde la vie. Nous retiendrons qu'elle a préféré les affronter plutôt que de subir une vie de non-être femme. Et nous célébrerons son courage. 

RIP Chahinez. 

Les caractères en gras sont de mon fait.