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dimanche 6 mars 2022

Le mépris des bêtes : un lexique de la ségrégation animale

J'ai lu ce petit ouvrage écrit par Marie-Claude Marsolier, biologiste, ancienne élève de l'Ecole Normale Supérieure, chercheuse au CEA. Elle publie aussi sur la linguistique. 


" Le dictionnaire est une création idéologique. Il reflète la société et l'idéologie dominante. En tant qu'autorité indiscutable, en tant qu'outil culturel, le dictionnaire joue un rôle de fixation et de conservation, non seulement de la langue mais aussi des mentalités et de l'idéologie. Toute révolution devrait s'accompagner d'une réforme du dictionnaire, comme le disait Hugo. 

Marina Yaguello, Les mots et les femmes.

Nous avons tué le loup avec des mots "

" La misothérie de notre langage légitime l'oppression des non-humains "

Dinde, chienne, truie, bécasse, pie (bavarde), buse (stupide), oie (blanche, niaise), ces vocables présentent l'avantage d'être méprisants à la fois pour les animaux et pour les femmes ; à la misothérie, mot créé par Marie-Claude Marsolier à partir de deux racines grecques (miso : haine) et ther (bête), zoôn incluant tous les êtres animés, l'humanité est dedans vu que l'humanité fait partie du règne animal, désolée pour l'ego de certain-es, sur le modèle de misogyne (gynè : femme, haine des femmes) il faut donc rajouter la misogynie. Mais aussi, butor (un peu désuet, homme grossier), chacal, pieuvre, requin, crabe (panier de), corbeau (écrit des lettres sans signature), autruche (politique peureuse de), porc (balance ton), âne (qu'on ne présente plus), dindon (de la farce), loup (voir le loup, l'homme est un loup pour l'homme). Pigeon et mouton, qui ont même donné "mougeon" être hybride, sorte de chimère cumulant le crédule et le grégaire, la créativité humaine est sans limites. Fourmiller, fourmilière : ils sont nuisibles et pullulent, il faut donc les "réguler", verbe très prisé des chasseurs pour justifier leurs tueries insatiables. Et en ces temps de retour de guerre froide, un twitto me souffle "vipère lubrique", "crapaud venimeux", " rat visqueux", "chien courant de l'impérialisme yankee"... utilisés par les marxistes et maoïstes des seventies pour désigner l'ennemi de classe. Comme on le voit notre lexique est pétri de haine des bêtes. 

Les animaux (du latin anima, âme) et bêtes (de bestia, brute) désignent selon la taxonomie humaine un tout indifférencié incluant aussi bien les mammifères, poissons, insectes et arthropodes, lesquels n'ont absolument rien à voir les uns avec les autres. Ce sont des termes purement négatifs, au sens de "non-humains" qui ne renvoient jamais à des individus, mais qui sont destinés à séparer les humains des autres animaux. Le mépris des bêtes est inscrit dans nos classifications à base de fautes de logique. Platon déjà dans La République, et Montaigne dans ses essais, relevaient cette misothérie et sa fonction spéciste (préjugé raciste mais appliqué aux autres espèces) qui consiste en réalité à séparer radicalement les humains des non-humains, alors que nous faisons tous partie du même règne animal.

Marie-Claude Marsolier écrit que "animal" ou "bête" renvoie à un statut social, à un statut d'individus sans droit moral, sur lesquels les humains ont tout pouvoir, individus que nous avons réduits à notre merci, sur lesquels nous avons sans discussion droit de vie et de mort. Individus à" réguler" car décidément ils "pullulent", à "euthanasier", mettre à mort rituellement ou "artistiquement" dans les corridas, exploiter jusqu'au trognon dans les courses de chevaux pour envoyer impitoyablement les perdants à l'abattoir, enchaîner en mode forçats au Salon de l'agriculture, encager, enfermer dans des lieux concentrationnaires, transporter dans des conditions sordides, et finalement mettre à mort dans des abattoirs. 

Le mot abattoir est apparu en 1806, en même temps que la réorganisation napoléonienne qui expulse des villes les "tueries" et "écorcheries", anciens noms plus explicites des lieux d'abattage des bêtes. Abattre précise Marie-Claude Marsolier, " met en avant l'effort puissant, massif d'une activité qui s'exerce sur un ensemble, une masse indéterminée (des arbres, des bêtes, de la besogne -des clients, pour les prostituées dont on dit qu'elles vont à l'abattage quand elles reçoivent 30 clients par jour), sans aucune place pour la notion d'individu au sein de la masse mise à mort ". Après, on ne parle plus que de tonnages sortant des abattoirs (terrestres, ou flottants pour la pêche) d'où mes difficultés pour retrouver dans les tableaux d'Agreste Bretagne par exemple, le nombre d'individus tués pour notre insatiable consommation de viande. Il va de soi qu'une tonne de carcasses de bœufs, de dindes et de poulets ne contient pas le même nombre d'individus. Il me faut donc fouiller dans des masses de chiffres et parfois faire des divisions à partir du poids d'après les données que je connais, un bœuf fait 800 kg et un poulet deux kilos, pour trouver leur nombre. Tout cela est bien entendu voulu, pour cacher l'étendue du massacre. 

À tout cela s'ajoutent l'euphémisation et le déni des pratiques de boucherie par ce que Marie-Claude Marsolier appelle "la disjonction lexicale" : en anglais par exemple, l'animal n'a pas le même nom que la viande correspondante. Pig, swine devient pork sur leur table ; cow, ox, calf (veau), devient beef et veal dans les assiettes ; sheep devient mutton, et deer devient venison. En français, la disjonction lexicale s'opère non pas sur l'animal mais sur la désignation des morceaux de viande qui n'ont aucun rapport et donc effacent la bête. Sélection non exhaustive : filet, faux-filet, rond de gîte, gîte à la noix, bavette d'aloyau, macreuse, merlan, poire, etc. 

La consommation de viande s'entoure également d'idées fausses sans arrêt répétées qui finissent par former un corpus de contre-vérités sur ce qu'est une bonne alimentation. Il faut bien, vu qu'on ne ramasse toujours pas les végétariens ni les véganes par pleines ambulances, comateux effondré-es dans les rues, au grand dam des carnistes qui nous font avaler leurs bobards avant de nous enfourner, enfants sans défenses que nous sommes, et sans avoir même la possibilité de dire non, du cadavre d'animal dans la bouche ! Ainsi du discours sur les féculents toujours opposés aux nobles, car viriles protéines animales, taxonomie (classement) occultant aussi des fautes de logique. Les "féculents" sont une classe d'aliments d'origines très différentes (riz, maïs, céréales et leurs dérivés), pommes de terre (solanacées comme les tomates), blé noir (polygonacée), légumineuses (graines dans des cosses), châtaignes et toutes les noix. Ils sont abondants en amidon et glucides complexes mais aussi en protéines (gluten, protéine du blé) tous les pois, haricots, notamment le haricot mungo (soja) qu'on donne aux herbivores et aux oiseaux pour faire du muscle. S'ils font du muscle aux bêtes, pourquoi n'en feraient-ils pas aussi aux humains qui font partie du règne animal ? Le tour de passe est complet. Les graines sont quasi éternelles, on en a fait germer qui ont été trouvées dans les pyramides d'Egypte, dans la panse d'animaux congelés dans le permafrost : elles sont des protéines, ces briques de la vie encapsulées sous une coque bouclier, avec pour la durée du voyage dans le temps, des graisses et des glucides nourriciers. Indestructibles. Eternelles. " Je suis orge, je ne péris point ", dit la déesse Isis. 

Ce livre est un bijou de lexique spéciste et de sa mauvaise foi, de fautes de logique, destiné à opposer radicalement les animaux humains et non-humains, à nous faire accepter toutes les violences que nous infligeons aux bêtes. Un lexique du mépris, de la cruauté, justifiant l'implacable exploitation que nous leur faisons subir. D'ailleurs, l'animal n'a jamais le statut de victime précise l'autrice : ce qui donne les titres dans la presse relayant les incendies d'élevages, ou les accidents routiers où périssent aussi les bêtes " 40 000 poussins brûlés vifs dans un bâtiment d'élevage dont les pompiers ont mis 4 heures pour venir à bout : aucune victime n'est à déplorer " SIC. Les victimes sont toujours les animaux humains. Ce que moi je relaie par la phrase corrigée, et renvoyée à l'émetteur : " Incendie dans un tunnel à poulets : on déplore 40 000 victimes brûlées vives". 

Il est temps de prendre conscience, que notre regard évolue pour que cessent ces violences contre les autres terriens, nos frères et sœurs en animalité ayant des droits moraux, ils sont dignes de notre considération. Pour cela, il faut revoir notre champ lexical de fond en comble. C'est ce que proposent après analyse cet ouvrage de 170 pages et son dernier chapitre, Pour une évolution de notre langage.

En bonus, je mets le lien vers l'inénarrable publicité que la RATP avait commise en 2012 contre l'incivilité dans son métro parisien : deux avantages, continuer à diffamer les bêtes, et éviter de nommer le problème, l'incivilité en majorité masculine, les porcs, phacochères et ânes reprenant du service à leur place. Le spécisme et la misothérie ne font jamais relâche. 

1 commentaire:

  1. "être bête", "agir comme un porc", etc.. autant de termes qui devraient être revus en effet car l'humain a suffisamment de défauts pour ne pas les rejeter sur les autres

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