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dimanche 18 août 2024

Babysitter - Joyce Carol Oates : une critique des rapports sociaux de sexe

La fonction politique de l'amour.


Une belle trouvaille sur les étagères d'une de mes bibliothèques municipales avant fermeture saisonnière, j'ai lu cette semaine d'août, sans pouvoir le lâcher, cet avant-dernier roman de Joyce Carol Oates (2023), romancière valeur sûre. Bonne pioche une fois de plus. Ce roman est surtout une corrosive critique des rapports sociaux de sexe, bien que la quatrième de couverture annonce un antagonisme ethnique à Detroit (Michigan) où se déroule l'action située en 1974, entre quartiers blancs suburbains privilégiés encore traumatisés par les émeutes de 1967, et les quartiers noirs défavorisés du centre où seraient forcément regroupés tous les délinquants, violeurs et tueurs d'enfants (dont un, affublé du nom Babysitter par la police, fournit le titre de l'ouvrage). L'habituelle erreur de focus sur l'ethnie à propos de la violence et de la délinquance, alors que le commun dénominateur à tous ces crimes, c'est le sexe masculin.  

" Seuls les faibles tombent amoureux, ils ne voient pas d'autre façon de vivre. "

" Ma mère a découvert trop tard qu'on paie pour ce qu'on ne sait pas dans toute relation régie par un statut juridique.

Hannah, l'héroïne de 40 ans, s'est laissé glisser sur la pente sociale des femmes, le mariage et la maternité sans jamais avoir rien essayé d'autre. Epouse d'un cadre financier propre sur lui, mais qui la délaisse, dont elle ne sait rien des activités, et n'ose rien demander (je pense qu'il y a encore des femmes aujourd'hui dans les classes sociales supérieures qui sont dans cette ignorance), elle a deux enfants en bas âge, une fille de quatre ans et un garçon impérieux de sept ans ; elle est secondée dans ses tâches par une domestique philippine qui assure toute l'intendance. Bien que bénéficiant du prestige social des classes privilégiées, présidente ou membre de clubs de voisins ou de bienfaisance, Hannah est frustrée et se languit entre les quatre murs de sa grande maison. Elle est obsédée par un besoin pathologique d'amour, de passion torride. C'est dans cet état d'esprit qu'elle rencontre lors d'une fête de bienfaisance, un homme dont elle ne connaît que les initiales, qui va savoir la prendre dans ses filets en profitant de son besoin de passion, pour la conduire à ses fins d'agresseur implacable. Elle ne voit pas ou en tous cas ne veut pas voir le sinistre piège qui se forme sous ses (et nos) yeux. Elle est incapable de distinguer le plaisir de la douleur, les rapports sexuels violents de l'osmose à l'autre qu'ils doivent être, de faire la différence entre le viol accompagné de coups, de tentatives d'étouffement et de meurtre, de l'amour, même paroxystique. Elle est totalement subjuguée, dans le ravissement, incapable de la moindre lucidité, conditionnée par un masochisme, sans doute hérité de l'enfance, avec un père autoritaire, étouffant, tout-puissant. 

" Craignant pour sa vie, Hannah n'a pas osé s'opposer à lui, elle a essayé de le flatter, la virilité en lui si avide de flatterie, ne s'est-elle pas faite servile pour pouvoir survivre, ne s'est-elle pas dépouillée de toute volonté, la stratégie féminine instinctive, la stratégie féminine désespérée...

Avec une maîtrise totale de la narration, l'autrice nous distille durant 600 pages des informations disparates qui finissent par dessiner un puzzle terrifiant dont on découvre, à l'instar de l'héroïne qui, elle, s'aveugle, au fur et à mesure de la progression de l'action, qu'il forme un piège diabolique où va tomber irrémédiablement Hannah. Le tueur en série d'enfants n'est qu'un fond de scène, un prétexte permettant à la toile à multiples personnages de Joyce Carol Oates de se déployer : la corruption implacable de la société patriarcale, de son ordre social, et la fonction politique de l'amour : l'annihilation de celles qui marchent innocemment dans la combine, puis doivent marchander leur survie. S'installe même une dimension d'étrangeté, où par moment on ne sait si la Hannah qui parle est morte ou vivante, au vu d'évocations de salle d'autopsie et d'un drain situé sous son corps. 

La vie des femmes en conjugalité, que ce soit de la main droite (mariage) ou de la main gauche (amour clandestin) est un roman gothique. Des Ann Boleyn maquées à des Henri VIII.

De quoi se poser la question : Si nous étions libres, aurions-nous besoin d'amour ? Un texte radical de Ti Grace Atkinson.

Un thriller brillant -et installant le malaise, mais toute l'oeuvre protestataire et noire ("American litterature is dark and protest", disait un de mes professeurs d'anglais) de Joyce Carol Oates n'est-elle pas troublante ?- qui m'a réconciliée avec le genre, alors que dernièrement je lui ai préféré la lecture d'essais, tellement les derniers thrillers que j'ai lu étaient mauvais !

Les citations de l'ouvrage sont en caractère gras et rouge