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mardi 28 mai 2024

Pour une politique écoféministe - Ariel Salleh


Ecofeminism As Politics: Nature, Marx and the Postmodern
Je l'ai lu cette semaine en français sous le titre Pour une politique écoféministe, sous-titre Comment réussir la révolution écologique. Je préfère nettement le sous-titre en anglais, bien plus descriptif et exact : Nature, Marx and the Postmodern de l'ouvrage écrit en 1997, par l'autrice Australienne Ariel Salleh.

Il s'agit d'une épistémologie (critique) féministe du marxisme, de sa dialectique Homme (sexe) / Nature, de son matérialisme désincarné, dans la lignée des Silvia Federici, Marilyn Waring, qui sont déjà familières aux lectrices de mon blog. Marx fut pourtant un des premiers à inclure la nature dans sa théorie, mais il tombe ensuite dans l'ornière bien masculine de l'invisibilisation des femmes en tant que (re)productrices. 

Les femmes exécutent 70 % des corvées, entendez travaux domestiques d'entretien, de restauration des corps jeunes et vieux, et des champs, quand elles sont agricultrices vivrières, de la nature, de lutte contre l'entropie, pour seulement 10 % de la masse salariale de la planète. Selon Ariel Salleh, considérant ces chiffres, toutes les femmes sont du Sud. Le travail des femmes est donc du travail fantôme, alors qu'il est pourtant indispensable à la bonne marche des choses familiales, sociétales, planétaires. Ariel Salleh plaide donc pour une "incarnation" de leur contribution via la reconnaissance du care (soin) aux autres, au biotope, aux animaux, à l'économie, dans une perspective écoféministe via une comptabilité différente des PIB nationaux. " La femme qui nettoie la maison ne travaille pas mais le soldat qui la bombarde, lui, travaille " assène-t-elle dans son ouvrage qui compile tous les ratages patriarcapitalistiques : mythe du progrès technique aliénant et destructeur qui a mis la reproduction humaine et le corps des femmes à la découpe ; destructions, entropie, surexploitation, épuisement des femmes et de la Nature. Puis expansion néo-coloniale au nom du progrès et de l'aide au développement qui annule et détruit irrémédiablement les savoirs autochtones agricoles, notamment ceux des femmes, de leurs cultures vivrières dont elles vendent les surplus sur les marchés, surplus concurrencés par les productions industrielles subventionnées de l'hémisphère Nord.
 
Les féministes libérales qualifiées de "fémocrates" eurocentrées (versus "womanist", mot qu'Ariel Salleh propose à la place de féministe) en prennent pour leur grade, accusées de défendre uniquement l'égalité avec les hommes, et donc de vouloir conquérir des postes dans une économie dominée par " la confrérie des costard-cravate ", les mêmes emplois postés masculins en adoptant et exportant le modèle, niant l'apport des femmes du Sud, en faisant double journée pour un demi salaire (journées de travail de 15 heures si elles ne sont pas aidées) ou aidées mais faisant appel à des nounous, généralement des femmes "du Sud" mercenaires, à qui elles confient le "care" : " la Femme représente une 'condition de production économique' au même titre que la nature externe ". 

Travail domestique : initiative et organisation
Le travail non rémunéré des femmes dans la sphère domestique est décrit par l'autrice comme non seulement nécessaire, mais portant une vision holiste, demandant des qualités d'attention soutenue, "endurante", de vision globalisante, de management en pensant aux conséquences, d'anticipation, bref, des qualités de management et d'ingénierie, au contraire du travail en miettes, en séquences de production sans vision de ses finalités, de la classe ouvrière et même des techniciens des économies de l'hémisphère Nord. Après tout, faire la liste des courses est une tâche d'ingénierie, alors que la tâche de faire les courses peut être confiée à n'importe quel grouillot (par exemple votre mari, 'homme entretenu'), muni de la liste.
 
Mais on cherche en vain la réussite de la révolution écologiste promise dans le sous-titre français du livre. Quelques expériences couronnées de succès et médiatisées sont bien sûr tentées et réussies en Inde avec Vandana Shiva, en Afrique avec Wangari Maathai, et bien d'autres, mais il semble que trente ans après, le monde glisse vers l'effondrement et l'entropie portées par le croissantisme illimitisme inamendables des hommes, par l' "ethos prométhéen de l'économie patriarcale ". " La croissance contient son contraire dans l'entropie et l'effondrement. "

" Les produits de l'accouplement masculin apollinien nécrophile sont bien sûr la 'descendance' technologique qui pollue les cieux et la Terre. Etant donné que les nécrophiles se passionnent pour la destruction de la vie et qu'ils sont attirés par tout ce qui est mort, mourant et purement mécanique, les 'foetus' fétichisés du père (re-production / répliques d'eux-mêmes), auxquels ils s'identifient passionnément, sont fatals pour l'avenir de cette planète.
Mary Daly, toujours inflexible et impeccable. 
 
L'ouvrage est truffé de mots-valise à la Jacques Derrida : destructuration du langage et recomposition en termes féministes : M/Other, womanist, fémocrate, et le magnifique Re/sister entre autres !
 
Les neuf premiers chapitres sont passionnants ; les trois derniers se perdent hélas un peu dans un jargon philosophique qui décourage la lecture. Et on attend en vain de ce manuel des solutions pratico-pratiques d'un début de mise en oeuvre. Comme toujours, les féministes sont inégalables dans l'analyse et la déconstruction des modèles masculins et virils à l'oeuvre, mais moins dans le passage à la pratique. Selon moi, il comporte aussi un point aveugle qui passe sous les radars d'Ariel Salleh : c'est que le patriarcat est un système universel, c'est un fait anthropologique. Critiquer les fémocrates eurocentrées du Nord, autrement nommées féministe libérales réformistes, je suis d'accord avec elle. J'aurais même pas mal de reproches additionnels à faire valoir à leur encontre, comme la quête perpétuelle de "moyens" auprès des agents de la société patriarcale que sont la police et la justice sans jamais aucune mise en garde des femmes, ni aucune proposition pour se défendre elles-mêmes contre les violences de l'agresseur intime ou autre. L'égalité et le victimaire. Ne pas voir les hommes patriarcaux qu'on a chez soi, c'est de la cécité, ou minimum, un angle mort, mais c'est commun chez les femmes : Ariel Salleh est australienne, revendiquant ses racines aborigènes, tribus, peuples Premiers d'Australie, or je crois que la Maison des hommes, où les hommes seuls, entre eux, discutent organisation sociale et politique, et toujours strictement taboue aux femmes, même aux activistes reconnues de la défense de l'environnement et de l'écoféminisme, est toujours en vigueur dans ces sociétés. Hormis toutes ces réserves, dues à mon esprit prompt à critiquer, un ouvrage stimulant à lire, évidemment. 

Sont évoquées dans l'ouvrage des féministes, écoféministes qui seront familières pour certaines d'entre elles à mes lectrices et lecteurs, puisque j'ai publié quelques-uns de leurs textes ou parlé de leurs ouvrages sur ce blog : Vandana Shiva, Silvia Federici, Marilyn Waring, Mary Daly, Marti Kheel et Carol J Adams, féministes anti-spécistes incluant les animaux dans leurs thèses féministes, Maria Mies, Luce Irigaray, Alice Walker.

Quelques morceaux de bravoure qui donnent le ton, mais il y en a plein d'autres :

" Durant la puberté, les femmes prennent conscience des paramètres à long terme de leurs rencontres sexuelles, et si elles ne les comprennent pas immédiatement, elles paient le prix de leur manque de compréhension. Il n'y a aucune occasion biologique comparable pour aider les hommes à dépasser leur penchant pour le gain à court terme et le transfert des coûts à long terme vers les autres -les femmes, les autres groupes sociaux, l'environnement.

" Cette compulsion à produire semble bien avoir amené le reste de la vie sur Terre au bord de l'anéantissement. Selon O'Brien, la conscience aliénante des hommes a inventé des 'principes de continuité'  compensatoires tels que Dieu, l'Etat, l'Histoire et aujourd'hui les Sciences et la Technologie pour tenter de surmonter sa fracture empirique vis à vis du processus vital et du 'temps naturel'. La gynécologie moderne, la fécondation in vitro, la maternité de substitution et les recherches en biotechnologies imitent les capacités génératrices des femmes pour pouvoir porter le pouvoir des hommes au plus haut. Les corps des habitantes des pays en voie de développement sont envahis et exploités pour étendre les frontières eurocentrées. "

Tout cela aboutit au " chauvinisme humain : une estimation arrogante de la mesure dans laquelle les hommes peuvent interférer avec des phénomènes complexes, imparfaitement compris, et les maîtriser. "

C'est pour cela qu'ils font déjà pleuvoir en arrosant les nuages de iodures d'argent comme en Chine, qu'ils veulent réintroduire le bison en France, (alors qu'ils tuent leur quota de loups mal vus des éleveurs de bêtes à traire, loup espèce pourtant protégée), voire qu'ils veulent recréer des dinosaures à base de cellules de fossiles, et qu'ils modifient les gamètes des moustiques pour éradiquer les porteurs de chikungunya. La géo ingénierie est leur nouvel ethos prométhéen ! Bienvenue dans leur monde d'après, ça fait carrément froid dans le dos. Il va falloir choisir entre le féminisme ou la mort. Et vite encore ! 

Les phrases en caractères gras sont des citation de l'ouvrage.