D'abord, elle a commencé avec la réception dans ma boîte mail d'une livraison des Glorieuses Newsletter avec le titre " Les femmes blanches sont complices du système patriarcal et il faut que ça cesse " (évidemment, je ne mets pas le rétrolien, ça me ferait mal) ; abonnée, sans doute dans un moment d'égarement, quand elles ont lancé leur newsletter, soit je lisais en fonction du titre, soit c'était direct corbeille à papier, plus souvent cette dernière option, les sujets libéraux rebattus bien qu'invitant à "la révolution féministe" me donnant des envies de bailler. Comme j'ai réellement lu, moi, quelques féministes révolutionnaires (Eaubonne, Wittig, Delphy, dans sa première période, Rochefort, MJ Bonnet..., les historiques matérialistes avec une solide formation marxiste), vous pensez si j'adore les nouvelles féministes qui n'ont rien lu, ou qui réinventent les concepts que d'autres ont admirablement décrits, mais en les édulcorant et en les rendant moins offensifs pour les gars qu'elles ont à la maison. C'est moi la complice ? Un exemple, un seul : "charge mentale" ! Qu'est-ce ? Si j'ai bien compris, les femmes mariées et mères doivent toujours s'occuper de tout, le père se foutant, comme il y a 60 ans, les pieds sous la table, en rentrant après avoir dit la fameuse et indestructible phrase de leur père "Qu'est-ce qu'on mange ?" Delphy dans L'ennemi Principal écrit, en ricanant à peine, "double journée pour un demi-salaire". Je rajoute (parce que j'ai mauvais fond) "et une demi-retraite". C'est autrement plus parlant, non ? Sauf que, trop frontal, ça froisse : balancez ça dans une conversation le dimanche devant la famille (hétérosexuelle forcément) attablée, et on vous regarde noir. Pareil avec les copines de boulot. Ca ne rend pas populaire du tout. La première qui dit la vérité sera ostracisée.
Mais je m'égare : donc, je suis une "féministe bourgeoise blanche" (désolée pour ma couleur de peau mais je n'ai pas choisi, ceci dit, je ne remercie pas ma mère et mon père de m'avoir fait naître dans un monde pareil franchement), forcément collabo du patriarcat, parce que blanche ! Comme j'ai twitté mon indignation, avec des arguments : je n'ai pas besoin de nounou noire ou arabe, (elles sont forcément noires ou arabes dans le monde des féministes réformistes), puisque je suis nullipare -mais ça peut aussi m'être reproché, motif, "sale égoïste", par exemple, je l'ai eu dans mes notifications ; je n'ai pas de femme de ménage, je nettoie moi-même, en évitant de salir tellement ça m'insupporte. En pure perte : ça m'est revenu en boomerang. Je suis une bourge blanche, accessoirement féministe, ce qui est aggravant. C'est l'extrême gauche qui le dit, donc ça doit être vrai. Je me suis désabonnée immédiatement des Glorieuses, de leurs courriers, de leur compte Twitter et de celui de leur rédactrice, Rebecca Amsellem.
Dix jours plus tard, je commence à voir apparaître sur Twitter des posts indignés sur une réunion du Conseil régional de Bourgogne-Franche Comté ; je décide d'ignorer. Marre de ces tweets inflammatoires très petite classe de cancres bloqués auprès du radiateur. Sauf que, malheur, la vieille télé attrape l'inflammation très contagieuse apparemment, huit jours plus tard. Une "maman voilée" (oui, c'est l'appellation contemporaine dédiée ; moi, j'ai dit mon père et ma mère depuis l'âge de 5 ans, mais aujourd'hui on a un papa, une maman, un tonton jusqu'à la tombe, c'est à dire environ 90 balais, que voulez-vous l'époque est régressive). Comme ça commence à monter en puissance, les rédactions prennent feu (franchement les incendies de la forêt amazonienne ont fait moins couler de salive), mes abonnées, mes abonnements, tout le monde s'y met. Genre bêlant quand même. Résumé : une femme, accompagnatrice scolaire, en tenue salafiste, est apostrophée par un conseiller du RN qui tente de faire croire qu'il mène le combat féministe et laïque en dénonçant une tenue contraire à l'esprit du lieu. Ou comment instrumentaliser le féminisme côté RN, et servir objectivement le jeu de l'extrême-droite côté "maman". Je décide de soutenir quelques blogueuses et influent-es qui défendent les principes de la loi de 1905 et qui produisent de bonnes analyses politiques : Christine Le Doaré, Françoise Laborde, Céline Pina, Mohamed Sifaoui, Waleed Al Husseini, dont j'ai chroniqué ici le premier livre. Je me contente de partager des liens. Devinez ? Je perds des abonné-es à chaque salve de trois ou quatre posts, et pire, un twittos qui a 11k abonné-es, dont moi, et 11k abonnements, ce qui, je vous promets ne permet plus de voir quoi que ce soit, commence à m'envoyer des réfutations, prouvant ainsi que ces gens scrutent ce qui se publie sur le sujet et plutôt deux fois qu'une. Des végéta*iennes réformistes aussi se désabonnent : le sujet du voile, comme celui des abattages rituels, sont pour elles tétanisants, inabordables, parce qu'il seraient néocolonialistes, vu ce que "ces gens" ont subi, sujets tabou, trop clivants pour les différentialistes culturel-les. Qu'illes soient nés en France depuis deux ou trois générations, inutile de le leur rappeler, la faute coloniale ne s'efface pas, on dirait. Ce qui prouve qu'il y a bien un enjeu politique. L'extrême-gauche qui a oublié que la religion est l'opium du peuple, s'est fourvoyée dans la défense de l'obscurantisme, et tente de mélanger les notions de musulmans et d'islam politique à dessein. Illes sont prêts à vendre nos frêles acquis féministes collectifs au nom de choix individuels de servitude volontaire : mon choix, mon droit, mon voile. Nos lois imprécises et truffées de mesures dérogatoires ne pourront pas résister longtemps à l'activisme politique de ces extrémistes de droite : en effet, le rassemblement national et les tenants d'un Islam rigoriste sont à ranger dans le même camp, ils veulent que les femmes retournent aux lieux qui leur sont destinés selon eux de toute éternité : la cuisine et le gynécée. La défense des "Mamans voilées" ne laisse aucun doute : la vocation des femmes c'est de faire maman, dans les chemins balisés par l'hétérosexualité, il ne peut pas y avoir d'alternative. Il n'y a pas de "papa à kippa" à l'école hors les murs, les "papas" font carrière, eux, et se mettent les pieds sous la table en rentrant. Super. Back to the sixties !
N'en déplaise à toutes les réformistes, les libérales, les décoloniales, les intersectionnelles, les #HeForShe, celles qui n'y arriveront pas sans les mecs, celles qui revendiquent une forme d'asservissement et veulent l'imposer en tant que choix individuel sans en assumer les conséquences, celles qui veulent tout tout tout, les féministes universalistes qui ont mené le combat à partir de 1968 contestaient l'hétérosexualité imposée, la sacro-sainte maternité, elles défilaient avec les gays et les lesbiennes, elles contestaient l'ordre patriarcal, elles étaient révolutionnaires. Nous assistons à un ressac d'ampleur, ressac qui utilise en les détournant les slogans féministes, c'est grave. Celles et ceux qui refusent de le voir au nom de je ne sais quelle générosité et solidarité avec les "gueux" se comportent en idiots utiles de cette idéologie patriarcale liberticide.
Le différentialisme culturel, qu'il concerne le voile ou toutes les mesures dérogatoires aux lois de la République (la corrida et les abattages rituels en font partie), est une imposture, un mensonge et un racisme. Il postule que tout les humains ne seraient pas arrivés au même moment de l'histoire, il est donc condescendant ; les gens qui revendiquent des croyances ou des "traditions" médiévales ou préhistoriques utilisent tous des voitures, des avions, des tablettes, des ordinateurs ou des téléphones portables, et bien sûr, les medias sociaux dont ils savent user pour promouvoir leurs idées. Ce sont des activistes politiques, c'est leur faire injure que les prendre pour des arriérés.
Liens :
Pour lire une bonne analyse des arrière-pensées des prétendues féministes qui défendent les "mamans voilées" et le différentialisme culturel, c'est chez Révolution féministe : Féminismes adjectivés, touche pas à mon patriarcat, très complet.
Secularism is a women's issue : agrégateur d'articles sur la laïcité (sécularisme en anglais) et les droits des femmes.
L'offensive Islamiste par Céline Pina.
" Combien de catastrophes nous auraient été épargnées si les hommes avaient gardé leur queue dans leur froc. " Marc-Uwe KLING - Quality Land
Pages
▼
mercredi 23 octobre 2019
mardi 8 octobre 2019
Les sociétés matriarcales
Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde.
Par Heide Goettner-Abendroth, philosophe des sciences, épistémologiste. Cet ouvrage vient de paraître aux Editions de Femmes.
Il faut tout d'abord définir le patriarcat qui s'est imposé comme norme universelle partout sur la planète. " La supposition infondée selon laquelle le patriarcat existe de toute éternité est acceptée comme allant de soi, étant donné la supériorité "innée" de l'homme ". Sa grille de lecture suppose fragmentation, marginalisation, relégation de tout ce qui échappe à sa norme, et renvoi au primitivisme.
" Dans les sociétés patriarcalisées, les sociétés secrètes d'hommes ont un fondement guerrier, elles ont pour objectif d'accroître le pouvoir des hommes dans la culture. Ce sont des entités du processus de patriarcalisation. Elles sont fixées de façon parasite à leur culture dans son ensemble et dépendent économiquement des ressources des sociétés ; elles instaurent des hiérarchies secrètes et forment des corps exécutifs avec quiconque détient la plus haute autorité. Eu égard à la culture, elles élèvent la patrilinéarité, réelle ou imaginaire, au rang d'innovation culturelle. Les jeunes hommes accèdent à la "renaissance" par leur association avec les autres hommes. " Vous reconnaissez la reproduction à l'identique, l'auto-engendrement souvent évoqué ici : Dieu, Fils et Saint-Esprit, rien que des hommes, qu'on retrouve dans tous les corps masculins, armée, police, écoles d'informatique et d'ingénieurs, Saint-Cyr, franc-maçonnerie, partis politiques, clubs de chasse...
Toutefois, contrairement à la lecture d'anthropologues patriarcaux qui nient leur primauté historique, puisqu'ils sont géniteurs de tout, "les sociétés matriarcales ne doivent absolument pas être considérées comme l'image inversée des sociétés patriarcales -où les femmes détiendraient le pouvoir à la place des hommes, comme dans le patriarcat- puisqu'elles n'ont jamais eu besoin des structures hiérarchiques de la domination patriarcale, où une minorité issue des guerres de conquête régente l'ensemble de la culture, asseoit son pouvoir sur les structures de coercition, la propriété privée, le joug colonial et la conversion religieuse. Ces structures patriarcales ont un développement historique récent : " elles n'apparaissent que vers 4 000-3 000 avant notre ère, voire plus tard, et se renforcent au fur et à mesure que le patriarcat se propage. "
Pour faire simple et concis, dans les sociétés matriarcales, les femmes sont à l'origine de tout : elles engendrent les enfants grâce à l'esprit des ancêtres qui se réincarnent ainsi dans leur descendance, le rôle des hommes est d'ambassade, diplomates, même quand ils sont rois, époux de la matriarche. Les femmes gèrent la cité, président aux cérémonies funéraires et spirituelles, aux récoltes, sont gardiennes et distributrices des réserves de nourriture et des biens de la tribu, elles gardent leurs filles mariées chez elles, le mari entrant dans la tribu de sa femme, le divorce est totalement permis puisque la filiation est matriarcale, les oncles et les frères de la matriarche sont les garants de la continuité de la tribu. Matrilinéarité, matrilocalité. Quand la matriarche décède, c'est en général sa plus jeune fille qui lui succède (ultimagéniture).
Le couple originel sacré n'est pas le mari et sa femme imposé par le patriarcat, mais bien la sœur et le frère, garants de la solidarité de la tribu matriarcale, de sa longévité et de sa pérennité. Les maris sont des pièces rapportées ; dans certaines tribus, ils retournent même dans leur village d'origine et ne voient leur épouse que pour des contacts sexuels furtifs la nuit.
" Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées. "
Cette phrase de Claude Lévi-strauss, père de l'anthropologie structurale est souvent citée par les féministes, car elle démontre que les hommes sont frappés de cécité quant à la simple présence des femmes, de leurs contributions aux sociétés humaines. Nous sommes leur point aveugle. " Le système patriarcal a tout intérêt a s'assurer que les découvertes relatives aux formes sociales matriarcales demeurent invisibles ", il s'assure ainsi la primauté, la primogéniture, l'aînesse en quelque sorte, en effaçant les femmes de son champ de recherches. En résultent censure, autocensure, cécité, changements de pied pour éviter l'ostracisation, les femmes sont invisibles, invisibilisées, comme le sont les spéculations des anthropologues femmes. Ainsi, le premier anthropologue "matriarcal" Bachofen, les marxistes Marx et Engels, les anthropologues Malinowski, Briffault, Lévi-Strauss, les préhistoriens, dont Marie König, qui décode les systèmes symboliques de l'ère glaciaire, Fester qui, lui, suggérera que l'utilisation la plus ancienne d'outils n'est pas le fait de l'homme en tant que chasseur, mais est due aux mères s'occupant de leurs enfants et que " ce sont les mères qui ont préparé le terrain pour toute la technologie à venir ", qu'elles sont à l'origine de la culture par l'invention du langage et la création des spiritualités. Et sans doute aussi de l'agriculture* basée sur " le droit d'usufruit : le droit d'utiliser la terre pour la cultiver, mais non le droit à la propriété privée foncière ". Malheureusement, les anthropologues patriarcaux s'en tiendront fermement à la valeur extrêmement exagérée accordée à la chasse. Même pensum du côté des historiens des religions et des mythologistes : Mircéa Eliade qui travaille sur le chamanisme, Freud qui travaille sur les religions, mais Rank-Grave qui travaille sur la triple déesse, fait de la théa-cracie la culture supérieure. " Il affirme expressément qu'elle a été détruite par une aristocratie militaire composée d'hommes et que sa nature pacifique et sacrée a disparu sous l'effet de la violence et de la domination -avec des conséquences toujours plus catastrophiques, et ce jusqu'à présent."
L'archéologie n'est pas en reste quand il s'agit d'effacer les femmes et leurs apports culturels : marginalisées les observations iconoclastes d'Evans ; les archéologues ultérieurs commencent " à rechercher un roi omnipotent dans la culture minoenne, le "Grand Homme" autour duquel la société devrait être centrée -mais dont on ne trouve pas trace." : distorsion de la réalité pour la faire coïncider avec leurs idées patriarcales. L'archéologue Marija Gimbuntas décrit-elle, en s'appuyant sur ses fouilles, des femmes au rang de prêtresses qui vénéraient une pluralité de déesses dès le Paléolithique, et caractérise-t-elle la culture de la vieille Europe par une profonde religiosité et la place centrale des femmes, culture matrilinéaire, matrifocale, égalitaire et pacifique ? Elle et ses travaux seront discrédités par la doxa patriarcale.
D'où l'insurrection, si l'on peut dire, de Heide Goettner-Habendroth, spécialiste allemande en philosophie des sciences et épistémologue. Elle décide de créer sa propre Académie sur les Recherches Matriarcales Modernes HAGIA en 1986, dans le sillage des " mouvements critiques à l'égard du Patriarcat ", " du mouvement féministe en lutte pour l'autodétermination des femmes, et du mouvement des peuples autochtones, en lutte pour l'autodétermination des peuples et des cultures." Car désormais, les peuples autochtones sont sortis de la colonisation, leurs fils et filles font eux aussi des études à l'université où ils/elles acquièrent une méthodologie scientifique, ils/elles peuvent désormais apporter leur pierre au savoir anthropologique en observant les vestiges matriarcaux de leurs propres sociétés, brutalisées, avilies par le colonialisme, cet ultime moyen de conquête et d'imposition par la force du patriarcat, et ils/elles sont en capacité produire une épistémologie (critique) des travaux anthropologiques masculins européens.
Nous sommes face au défit climatique, face à l'épuisement des ressources limitées dans un monde fini, face à la défaunation sous la pression humaine partout ; le monde peut devenir chaotique dans les quelques dizaines d'années à venir, alors que partout l'oppression des femmes et le pillage de la nature se sont organisés sous le joug patriarcal depuis 10 000 ans. " Eu égard aux profondes crises politiques, économiques et écologiques ", à l'absolue nécessité de changement de paradigme auxquels nous sommes aujourd'hui confronté-es : " l'aspect le plus important de ces recherches est qu'à partir des leçons qu'offrent les sociétés matriarcales nous puissions découvrir des solutions aux problèmes sociaux contemporains et que nous ayons en permanence le courage de prendre les dispositions politiques nécessaires pour stimuler le processus de transformation de la société patriarcale en société humaine."
L'ouvrage est consacré à la description de différentes tribus fonctionnant encore selon les vestiges de la gestion matriarcale de leurs sociétés : dont les Moso de l'Himalaya qui ont eux-mêmes sollicité l'autrice et son équipe de chercheuses pour l'étude de leurs tribus afin que leurs contributions ne soient pas occultées de l'histoire des sociétés humaines. Il y a aussi un passionnant passage sur les Amazones d'Amazonie, " un phénomène fréquemment relevé mais mal compris par les chercheurs masculins occidentaux. [...] Dans les territoires Arawak, les récits de prouesses militaires de femmes abondent ; ils attestent on ne peut plus clairement de l'édification de villes et de sociétés entièrement féminines."
A lire donc, que vous soyez chercheuse, anthropologue, philosophe, féministe, ou tout simplement concerné-e par les problématiques écologiques.
" Le propre des dominants est d'être en mesure de faire reconnaître leur manière d'être particulière comme universelle." Pierre Bourdieu
* Agriculture : cultures de céréales vivrières, opposées à l'élevage. Il semble que le nomadisme (régressif) des éleveurs était plutôt provoqué par les ravages infligé à un biotope, par l'épuisement des terres cultivables. Il fallait alors fuir le Paradis Terrestre, selon la narration malédiction de la Bible.
Les citations de l'ouvrage sont en caractères gras et rouges.
Par Heide Goettner-Abendroth, philosophe des sciences, épistémologiste. Cet ouvrage vient de paraître aux Editions de Femmes.
Il faut tout d'abord définir le patriarcat qui s'est imposé comme norme universelle partout sur la planète. " La supposition infondée selon laquelle le patriarcat existe de toute éternité est acceptée comme allant de soi, étant donné la supériorité "innée" de l'homme ". Sa grille de lecture suppose fragmentation, marginalisation, relégation de tout ce qui échappe à sa norme, et renvoi au primitivisme.
" Dans les sociétés patriarcalisées, les sociétés secrètes d'hommes ont un fondement guerrier, elles ont pour objectif d'accroître le pouvoir des hommes dans la culture. Ce sont des entités du processus de patriarcalisation. Elles sont fixées de façon parasite à leur culture dans son ensemble et dépendent économiquement des ressources des sociétés ; elles instaurent des hiérarchies secrètes et forment des corps exécutifs avec quiconque détient la plus haute autorité. Eu égard à la culture, elles élèvent la patrilinéarité, réelle ou imaginaire, au rang d'innovation culturelle. Les jeunes hommes accèdent à la "renaissance" par leur association avec les autres hommes. " Vous reconnaissez la reproduction à l'identique, l'auto-engendrement souvent évoqué ici : Dieu, Fils et Saint-Esprit, rien que des hommes, qu'on retrouve dans tous les corps masculins, armée, police, écoles d'informatique et d'ingénieurs, Saint-Cyr, franc-maçonnerie, partis politiques, clubs de chasse...
Toutefois, contrairement à la lecture d'anthropologues patriarcaux qui nient leur primauté historique, puisqu'ils sont géniteurs de tout, "les sociétés matriarcales ne doivent absolument pas être considérées comme l'image inversée des sociétés patriarcales -où les femmes détiendraient le pouvoir à la place des hommes, comme dans le patriarcat- puisqu'elles n'ont jamais eu besoin des structures hiérarchiques de la domination patriarcale, où une minorité issue des guerres de conquête régente l'ensemble de la culture, asseoit son pouvoir sur les structures de coercition, la propriété privée, le joug colonial et la conversion religieuse. Ces structures patriarcales ont un développement historique récent : " elles n'apparaissent que vers 4 000-3 000 avant notre ère, voire plus tard, et se renforcent au fur et à mesure que le patriarcat se propage. "
Pour faire simple et concis, dans les sociétés matriarcales, les femmes sont à l'origine de tout : elles engendrent les enfants grâce à l'esprit des ancêtres qui se réincarnent ainsi dans leur descendance, le rôle des hommes est d'ambassade, diplomates, même quand ils sont rois, époux de la matriarche. Les femmes gèrent la cité, président aux cérémonies funéraires et spirituelles, aux récoltes, sont gardiennes et distributrices des réserves de nourriture et des biens de la tribu, elles gardent leurs filles mariées chez elles, le mari entrant dans la tribu de sa femme, le divorce est totalement permis puisque la filiation est matriarcale, les oncles et les frères de la matriarche sont les garants de la continuité de la tribu. Matrilinéarité, matrilocalité. Quand la matriarche décède, c'est en général sa plus jeune fille qui lui succède (ultimagéniture).
Le couple originel sacré n'est pas le mari et sa femme imposé par le patriarcat, mais bien la sœur et le frère, garants de la solidarité de la tribu matriarcale, de sa longévité et de sa pérennité. Les maris sont des pièces rapportées ; dans certaines tribus, ils retournent même dans leur village d'origine et ne voient leur épouse que pour des contacts sexuels furtifs la nuit.
" Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées. "
Cette phrase de Claude Lévi-strauss, père de l'anthropologie structurale est souvent citée par les féministes, car elle démontre que les hommes sont frappés de cécité quant à la simple présence des femmes, de leurs contributions aux sociétés humaines. Nous sommes leur point aveugle. " Le système patriarcal a tout intérêt a s'assurer que les découvertes relatives aux formes sociales matriarcales demeurent invisibles ", il s'assure ainsi la primauté, la primogéniture, l'aînesse en quelque sorte, en effaçant les femmes de son champ de recherches. En résultent censure, autocensure, cécité, changements de pied pour éviter l'ostracisation, les femmes sont invisibles, invisibilisées, comme le sont les spéculations des anthropologues femmes. Ainsi, le premier anthropologue "matriarcal" Bachofen, les marxistes Marx et Engels, les anthropologues Malinowski, Briffault, Lévi-Strauss, les préhistoriens, dont Marie König, qui décode les systèmes symboliques de l'ère glaciaire, Fester qui, lui, suggérera que l'utilisation la plus ancienne d'outils n'est pas le fait de l'homme en tant que chasseur, mais est due aux mères s'occupant de leurs enfants et que " ce sont les mères qui ont préparé le terrain pour toute la technologie à venir ", qu'elles sont à l'origine de la culture par l'invention du langage et la création des spiritualités. Et sans doute aussi de l'agriculture* basée sur " le droit d'usufruit : le droit d'utiliser la terre pour la cultiver, mais non le droit à la propriété privée foncière ". Malheureusement, les anthropologues patriarcaux s'en tiendront fermement à la valeur extrêmement exagérée accordée à la chasse. Même pensum du côté des historiens des religions et des mythologistes : Mircéa Eliade qui travaille sur le chamanisme, Freud qui travaille sur les religions, mais Rank-Grave qui travaille sur la triple déesse, fait de la théa-cracie la culture supérieure. " Il affirme expressément qu'elle a été détruite par une aristocratie militaire composée d'hommes et que sa nature pacifique et sacrée a disparu sous l'effet de la violence et de la domination -avec des conséquences toujours plus catastrophiques, et ce jusqu'à présent."
L'archéologie n'est pas en reste quand il s'agit d'effacer les femmes et leurs apports culturels : marginalisées les observations iconoclastes d'Evans ; les archéologues ultérieurs commencent " à rechercher un roi omnipotent dans la culture minoenne, le "Grand Homme" autour duquel la société devrait être centrée -mais dont on ne trouve pas trace." : distorsion de la réalité pour la faire coïncider avec leurs idées patriarcales. L'archéologue Marija Gimbuntas décrit-elle, en s'appuyant sur ses fouilles, des femmes au rang de prêtresses qui vénéraient une pluralité de déesses dès le Paléolithique, et caractérise-t-elle la culture de la vieille Europe par une profonde religiosité et la place centrale des femmes, culture matrilinéaire, matrifocale, égalitaire et pacifique ? Elle et ses travaux seront discrédités par la doxa patriarcale.
D'où l'insurrection, si l'on peut dire, de Heide Goettner-Habendroth, spécialiste allemande en philosophie des sciences et épistémologue. Elle décide de créer sa propre Académie sur les Recherches Matriarcales Modernes HAGIA en 1986, dans le sillage des " mouvements critiques à l'égard du Patriarcat ", " du mouvement féministe en lutte pour l'autodétermination des femmes, et du mouvement des peuples autochtones, en lutte pour l'autodétermination des peuples et des cultures." Car désormais, les peuples autochtones sont sortis de la colonisation, leurs fils et filles font eux aussi des études à l'université où ils/elles acquièrent une méthodologie scientifique, ils/elles peuvent désormais apporter leur pierre au savoir anthropologique en observant les vestiges matriarcaux de leurs propres sociétés, brutalisées, avilies par le colonialisme, cet ultime moyen de conquête et d'imposition par la force du patriarcat, et ils/elles sont en capacité produire une épistémologie (critique) des travaux anthropologiques masculins européens.
Nous sommes face au défit climatique, face à l'épuisement des ressources limitées dans un monde fini, face à la défaunation sous la pression humaine partout ; le monde peut devenir chaotique dans les quelques dizaines d'années à venir, alors que partout l'oppression des femmes et le pillage de la nature se sont organisés sous le joug patriarcal depuis 10 000 ans. " Eu égard aux profondes crises politiques, économiques et écologiques ", à l'absolue nécessité de changement de paradigme auxquels nous sommes aujourd'hui confronté-es : " l'aspect le plus important de ces recherches est qu'à partir des leçons qu'offrent les sociétés matriarcales nous puissions découvrir des solutions aux problèmes sociaux contemporains et que nous ayons en permanence le courage de prendre les dispositions politiques nécessaires pour stimuler le processus de transformation de la société patriarcale en société humaine."
L'ouvrage est consacré à la description de différentes tribus fonctionnant encore selon les vestiges de la gestion matriarcale de leurs sociétés : dont les Moso de l'Himalaya qui ont eux-mêmes sollicité l'autrice et son équipe de chercheuses pour l'étude de leurs tribus afin que leurs contributions ne soient pas occultées de l'histoire des sociétés humaines. Il y a aussi un passionnant passage sur les Amazones d'Amazonie, " un phénomène fréquemment relevé mais mal compris par les chercheurs masculins occidentaux. [...] Dans les territoires Arawak, les récits de prouesses militaires de femmes abondent ; ils attestent on ne peut plus clairement de l'édification de villes et de sociétés entièrement féminines."
A lire donc, que vous soyez chercheuse, anthropologue, philosophe, féministe, ou tout simplement concerné-e par les problématiques écologiques.
" Le propre des dominants est d'être en mesure de faire reconnaître leur manière d'être particulière comme universelle." Pierre Bourdieu
* Agriculture : cultures de céréales vivrières, opposées à l'élevage. Il semble que le nomadisme (régressif) des éleveurs était plutôt provoqué par les ravages infligé à un biotope, par l'épuisement des terres cultivables. Il fallait alors fuir le Paradis Terrestre, selon la narration malédiction de la Bible.
Les citations de l'ouvrage sont en caractères gras et rouges.