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vendredi 31 octobre 2014

Justice patriarcale

La cour d'Assises du Loiret a condamné cette semaine à 10 ans de prison ferme, au terme d'un procès pour meurtre qui a duré 3 jours, une femme, Jacqueline Sauvage, auteure d'homicide sur son mari violent qui la battait depuis 47 ans, et père incestueux qui violait ses enfants. La veille du meurtre, le fils de la famille, à bout, se suicidait. La présidente du tribunal a considéré que Madame Sauvage n'avait exprimé aucun regret de son geste (3 balles de fusil, toutes mortelles, mais sans préméditation), et bien sûr, comme toujours en ces circonstances, la cour s'est demandé comment on pouvait rester aussi longtemps auprès d'un tel tortionnaire. C'est toujours la victime qui est coupable, responsable de son sort. On aurait envie de demander à la Justice et notamment à la Procureure qui a requis 12 à 14 ans d'incarcération, ce qu'à fait la société pendant 47 ans, abandonnant une femme et ses enfants, qui ont dû certainement à plusieurs moments présenter sur leur corps et, pour les enfants notamment, dans leur comportement, des traces de la violence infligée. Où étaient la médecine scolaire et les médecins de famille nécessairement consultés, les assistantes sociales, la DDASS, la PMI, la police, les voisins,  témoins des crises d'alcoolisation et de violence du mari-tortionnaire ? Tous muets, aux abonnés absents, tous aveugles, indifférents, aux maltraitances infligées à cette femme et à ses enfants.



Sur Itélé, l'excellente Emmanuelle Piette explique, interviewée par Audrey Pulvar, la sidération, le syndrome de Stockholm, la peur, la honte (un comble !), qu'éprouvent les victimes. On trouve cette interview sur ce lien. Elle rappelle également que l'année dernière 200 femmes et 13 enfants sont morts, assassinés par le Pater Familias tout-puissant, assuré de la caution de la société.

Madame Sauvage et son avocat ont fait appel de la sentence et il y aura un deuxième procès. Espérons que l'appel soit suspensif de l'exécution de la peine, mais je n'en suis pas sûre.
Il y a également une pétition sur Internet qui plaide pour la légitime défense, et demande la libération de Madame Sauvage. Pour signer, comme je l'ai fait, suivre ce lien. La victime de la violence conjugale n'a pas à payer pour l'incurie de la société à son égard.




vendredi 24 octobre 2014

La part du lion - Consommation différentielle en Patriarcat - Partie II

Extrait de Économie Politique du Patriarcat : Famille et consommation (suite)
"Si la coercition est employée surtout pour suppléer à l'intériorisation des interdits, absente chez les jeunes, et pour la créer, celle-ci n'est jamais si parfaite que des relâchements ne se produisent. Entre la coercition pure et l'intériorisation pure, le qu'en dira-t-on joue sur les deux tableaux, faisant intervenir à la fin la présence d'autrui et la honte ou son inverse, l'honneur. "On peut, dit toujours Cazaurang, signaler un petit geste d'une maîtresse de maison d'autrefois. Il arrivait qu'elle profite de l'absence des autres membres de la famille pour céder à la gourmandise. Elle se confectionnait en aparté quelque petit plat ou simplement le café. Un importun survenait-il ? Vite, l'objet du péché était glissé dans le four éteint, près du foyer."
Alors que pour les jeunes, les interdictions alimentaires restent -même intériorisées- de l'ordre  de la contrainte, et d'autant plus qu'elles sont liées à un statut nécessairement transitoire, elles sont intégrées, pour les femmes, à un système répressif plus vaste, qui permet une plus grande souplesse dans le détail. Ce système est l'idéologie du rôle d'épouse et de mère. 
En effet, les femmes sont gérantes de la maison, et comme tout contremaître, se trouvent confrontées à des situations pour lesquelles aucune consigne n'existe. A ce moment, un principe général prend le relais des interdictions précises qui deviennent inappropriées. Ce principe général est simple : l'épouse et mère doit en toute occasion préserver les privilèges de l'époux et père, et se "sacrifier".

"Les plus belles œuvres de Dieu ont toujours été créées avec des côtes", Beef Magazine, Édition étasunienne. Allusion, fine comme du gros pâté, au récit biblique selon lequel Eve (bas morceau de la Création, donc) a été créée de la côte d'Adam.

Les choses ne se passent pas de la même façon dans toutes les sociétés. Ainsi en Tunisie, la consommation différentielle est obtenue par des modalités radicalement différentes. Les hommes font deux ou trois repas par jour, les femmes en  font un ou deux, et ces repas ne coïncident jamais. Les femmes utilisent pour les leurs des aliments préparés une fois par an, et obtenus à partir de denrées de deuxième qualité. Les repas qu'elles préparent pour les hommes utilisent au contraire des produits frais de première qualité. La séparation rigoureuse du lieu, du moment et de la substance de base des repas rend toute concurrence pour les aliments impossible entre hommes et femmes (Ferchiou 1968).

En France aujourd'hui, hormis quelques interdits spécifiques, tels que ceux de l'alcool et du tabac, hommes et femmes se nourrissent au même "pain et pot". La consommation différentielle ne procède pas, pour l'essentiel, de l'interdiction de tel ou tel aliment, mais par l'attribution de la part la plus petite et la plus médiocre de chaque aliment aux femmes. Il est difficile de dire si les circonstances -le partage de la même cuisine- rendent nécessaire la création et l'application d'un principe général, ou si l'existence de ce principe rend possible la confection d'une seule cuisine. Peut-être serait-il plus approprié d'avancer que seul un tel principe peut rendre compte de la variabilité du contenu de la consommation différentielle.
Dans un milieu, dans une famille, pour un niveau de vie donné, le contenu n'est pas si flexible : les mêmes plats reviennent régulièrement sur la table de semaine en semaine, et il n'est pas nécessaire de procéder à chaque fois à une nouvelle évaluation ou à une nouvelle répartition. Les parts sont fixées une fois pour toutes: dans chaque famille et dans chaque poulet, il y a le "morceau de papa".

Beef magazine - Pour les hommes qui ont du goût ! Obus : engins phalliques, virils et guerriers s'il en est. 

Là encore, les restrictions sont vécues différemment, selon le degré d'intériorisation et le caractère transitoire ou définitif du statut auxquels elles sont attachées. Les enfants, et surtout les enfants mâles, les vivent comme des brimades, dont ils se vengeront dès la première occasion où ils auront accès au "morceau de papa" convoité durant des années. Les femmes croient avoir choisi le morceau auquel elles ont droit.
[...]
Mais point n'est besoin que le sacrifice soit aimé : il devient une seconde nature. C'est sans réfléchir que la maîtresse de maison prend le plus petit biftèque et, n'en prend pas du tout si, d'aventure, il n'y en a pas assez pour tout le monde. Elle dit : "Je n'en veux pas" et personne ne s'étonne, elle la dernière, que ce soit toujours la même qui "n'en veuille pas". Point n'est besoin non plus qu'elle se réfère à l'idéologie du sacrifice comme partie intégrante de la nature féminine, qu'elle ait conscience de sa générosité ou de son abnégation : le recours à un principe universel supposerait une situation sortant de l'ordinaire où les automatismes de la vie quotidienne ne suffisent plus à conduire l'action.
Quand on passe de la campagne à la ville et quand on passe des tranches basses de revenus aux tranches les plus élevées, la consommation de nourriture s'accroît. La consommation différentielle devient moins marquée dans ce domaine. Le niveau de consommation alimentaire étant plus élevé, on peut penser que les besoins de base sont mieux couverts et que les différences de consommation portent de plus en plus sur des qualités et des modalités moins visibles. D'autre part, la nourriture étant suffisamment abondante, on peut penser que les différences de consommation alimentaire tendent à disparaître tout à fait, et à se déplacer, ou à ne subsister que dans d'autres domaines.
Cependant, le caractère flexible de la consommation différentielle, le fait -commenté plus haut- que ce ne sont pas des contenus spécifiques qui sont définis mais des principes d'attribution, permet des retours en arrière quand pour une raison ou une autre l'échelle des valeurs relatives du ménage est modifiée. Un exemple permet d'illustrer ces retours en arrière qui eux-mêmes illustrent cette flexibilité. Dans la décennie des années 60, la France, et plus particulièrement Paris, connurent pendant une quinzaine de jours une pénurie de pommes de terre. La demande pour cette denrée de base étant peu élastique, les prix montèrent et des queues se formèrent devant les épiceries. Interrogée dans une de ces queues par un reporter radiophonique une femme répondit  : "Je garde les pommes de terre pour mon mari ; les enfants et moi nous mangerons des pâtes ou du riz...". En dépit de la cherté relative des pommes de terre, l'acquisition d'un volume suffisant pour toute la famille n'eut pas grevé outre mesure le budget, eu égard tout au moins au prix subjectif important accordé par cette famille aux pommes de terre. Par contre, si, la valeur de gratification ne compensait pas le sacrifice budgétaire, comme la renonciation par la femme et les enfants le laisse à penser, le mari eût dû logiquement consommer aussi des pâtes et du riz. Il semble que la solution adoptée ne s'explique pas par l'impossibilité physiologique d'absorber des produits (de remplacement dans cette situation particulière) qui sont pourtant consommés de façon aussi régulière que les pommes de terre, ni par la situation économique de la famille, mais par la nécessité symbolique de marquer l'accès privilégié du mari-père aux biens rares ou devenus rares, cet accès privilégié étant à la fois signe et raison d'être de la hiérarchie de consommation.

Beef Magazine - Pour les hommes qui ont du goût - Tentatrices ! peut être interprété d'au moins deux façons.

Si la différentiation était étudiée dans tous les secteurs de consommation, on peut faire l'hypothèse que ce principe et ses corollaires se trouveraient confirmés ; les biens les plus rares dans chaque domaine et les domaines de consommation les plus prestigieux font l'objet d'un accès privilégié ; l'écart relatif entre les niveaux de vie des différents membres de la famille reste à peu près constant dans tous les milieux  (et s'accuse en valeur absolue au fur et à mesure que l'accès privilégié porte sur des biens de plus en plus coûteux et que la différentiation  s'exerce sur un volume global accru). En effet, avec l'accroissement de la part du budget disponible pour des dépenses non alimentaires, des consommations auparavant peu importantes ou inexistantes se développent. L'élévation du niveau de vie général peut donc permettre le développement de la différentiation dans certains domaines. En outre, elle permet l'émergence de domaines nouveaux de consommation, qui sont autant de nouveaux champs ouverts à l'exercice de la différentiation. Ainsi l'acquisition d'une voiture, dans un ménage où auparavant tous prenaient le métro, non seulement accroît considérablement la différence globale de consommation -l'écart de niveau de vie- entre l'utilisateur de la voiture* et les autres membres de la famille, mais aussi introduit la différentiation dans un domaine -le transport- jusqu'alors non différencié."
Christine Delphy - Economie politique du patriarcat - Tome I de L'ennemi principal - Syllepse 3ème édition 2013 - Pages 79 à 88. Les phrases en caractère gras sont de mon fait. Les couvertures de Beef Magazine, destiné clairement à une clientèle masculine, fournissent les illustrations.
 
* Tous les ménages que je connais où il y a deux voitures, c'est Madame qui roule avec la petite vieille voiture, et Monsieur qui roule avec la grosse voiture neuve, et le nombre de km parcourus n'entre même pas en ligne de compte dans cette répartition inégale : net accès privilégié au dominant !

vendredi 17 octobre 2014

La part du lion - Consommation différentielle en Patriarcat - Partie 1

Dans son tome I de L'ennemi principal : Économie politique du patriarcat, Christine Delphy aborde en sociologue le sujet de la consommation dans les familles. Notamment de la consommation de nourriture, différente selon la position hiérarchique de chacun-e dans la cellule familiale. Je vous en propose ci-dessous un extrait (en deux billets, suite la semaine prochaine). Évidemment, les seules protéines considérées valables sont les protéines animales. Mais c'est évidemment un choix non discutable et non discuté du dominant : si le tofu avait été considéré par lui comme désirable, ce serait le tofu qui constituerait la part du lion. Preuve ? Attendez juste d'arriver au paragraphe qui parle d'une pénurie de patates à Paris dans les années 60 en Partie II. J'ai mis en illustration des couvertures éloquentes du magazine Beef, version française ou étasunienne.


"Dans la famille rurale traditionnelle (du 19è siècle) et aujourd'hui encore dans les exploitations familiales marginales comme celles qui prédominent dans le Sud-Ouest de la France, la consommation de nourriture est extrêmement diversifiée selon le statut de l'individu dans la famille.
Cette diversification porte sur la quantité de nourriture et oppose d'abord enfants et adultes, femmes à hommes. Mais parmi les adultes, les vieux mangent moins que les gens d'âge mûr, les membres subalternes moins que le chef de famille. Celui-ci prend les plus gros morceaux. Il prend aussi les meilleurs : la diversification porte autant sur la qualité que sur la quantité.
Les enfants sont nourris jusqu'à deux ou trois ans de lait, de farine et de sucre exclusivement. Les vieux, particulièrement les vieillards impotents retrouvent le même régime à base de céréales et de lait, les panades et les bouillies. 
La viande est rarement au menu, et encore plus rarement au menu de tous. Souvent, elle n'apparaît sur la table que pour être consommée par le seul chef de famille, surtout s'il s'agit de viande de boucherie. Les viandes moins chères -les volailles élevées à la ferme, les conserves faites maison- ne sont pas l'objet d'un privilège aussi exclusif. Cependant, jamais les femmes et les enfants n'auront le morceau de choix réservé au père (ou dans les occasions sociales, aux invités de marque : ainsi les morceaux nobles de jambon, aliment noble en soi, échoient au futur gendre, dit Jean-Jacques Cazaurang -1968) et les nourrissons et les vieux n'y toucheront pas. L'alcool est un autre aliment dont la consommation est fortement différentiée. Elle est le fait des hommes adultes, à l'exclusion des femmes et des enfants. 
Le respect des interdictions alimentaires est obtenu à la fois par la coercition et par l'intériorisation de ces interdictions.
L'impotence physique des enfants en bas âge et des vieux rend la coercition si facile qu'elle en devient non pas inutile, mais invisible. Elle est surtout nécessaire, et devient visible vis à vis des enfants pendant la période où ils sont "voleurs", c'est à dire celle où ils n'ont pas encore intériorisé les interdictions.
C'est ainsi que beaucoup d'aliments qui restent dans la cuisine sont placés en hauteur, sur des planches à pain, ou sur le dessus des armoires, où les seuls individus de taille adulte peuvent les atteindre. Cette coercition par l'altitude est si classique que maint conte populaire a pour héros un enfant décidé à la déjouer. Le conte relate généralement et la solution avantageuse du problème par le héros au moyen d'un escabeau, et la résolution malheureuse de l'histoire par une punition, soit médiate -infligée de main d'adulte- soit immédiate -venue du ciel sous forme d'indigestion. Une marque de confiture a choisi pour réclame l'image d'une petite fille qui trempe ses  doigts dans un pot : elle est perchée sur une chaise.



Mais si certains aliments ne sont protégés physiquement que des enfants, d'autres le sont de toute la maisonnée : "Les provisions qu'on estime bon de ne pas laisser dans le cuisine, sont montées dans la chambre, surtout la chambre des maîtres. Quand il s'agit des pièces de la viande de porc telles que les saucissons, le séjour à l'étage supérieur leur permet de parfaire le séchage. Il les met en outre à l'abri des tentations de jeunes, toujours affamés. C'est dans le même ordre d'idée qu'on y pose une planche qui supportera la provision de pain de la semaine, et qui sera distribuée selon les besoins" (Cazaurang 1968). Certaines mesures, appuyant les interdits d'empêchement physique, s'appliquent à toute la maisonnée, moins les femmes, ou plutôt hormis la maîtresse de maison. Ces mesures seraient gênantes en effet, appliquées à elle qui prépare toute la nourriture. Aussi a-t-elle accès à tous les aliments, même ceux qu'elle ne consomme pas. Mais cet accès est clairement lié à son intervention en tant que préparatrice. L'alcool échappe à cette intervention puisque sa préparation est une prérogative masculine. Le tabou physique dont il est l'objet peut atteindre la maîtresse de maison : souvent la bouteille "du patron" n'est touchée que par ses mains.

[La répression] est essentiellement un fait de coutume, c'est à dire que ses contraintes sont intériorisées et reproduites comme une conduite spontanée par les intéressées.Tout un corpus de proverbes, dictons, croyances, enseigne à la fois le contenu des rôles et la justification de ces rôles.
Parfois ces préceptes prennent l'allure de constatations : "les femmes mangent moins que les hommes". Parfois, ils ont la forme de conseils d'hygiène : "tels aliments sont "mauvais" ou "bons". [...] Ainsi "les confitures gâtent les dents des (seuls) enfants, "le vin donne de la force aux (seuls) hommes, etc.
[...] on pense que les bébés et les enfants n'ont pas besoin de viande , et que les femmes en ont "moins besoin". En revanche, les hommes ont "besoin" de ces aliments nobles. Les légumes qui ne "tiennent pas au corps", "ne nourrissent pas leur homme", mais, apparemment, nourrissent les femmes et les enfants.

Couverture de Beef magazine (sous-titre : Pour les hommes qui ont du goût) Mars 2014 Édition française : le magazine carnivore interdit aux femmes - Article du Nouvel Obs qui traduit bien la croyance carniste et l'intériorisation culturelle du privilège viril.

"La théorie indigène pose une relation entre la taille des individus et la quantité de nourriture nécessaire à leur organisme. Qu'il s'agisse d'une rationalisation et non d'un principe de répartition est rendu évident par le nombre d'exceptions  que cette relation souffre : un mari, un patron, un père, un aîné, aussi chétifs soient-ils n'abandonnent pas leur part privilégiée à une femme, un ouvrier, un enfant, un cadet, aussi importante soit leur taille.
La théorie des besoins différentiels comporte un troisième niveau d'argumentation, celui des dépenses différentielles d'énergie. Cette argumentation ne s'appuie pas sur la mesure de l'énergie réellement dépensée par l'individu, mais établit une relation impersonnelle entre l'activité et la dépense d'énergie. Cette relation est basée sur la classification des activités en "gros travaux" et en "petits travaux". Or, cette classification n'est pas établie d'après la dépense d'énergie requise par l'activité considérée, mais par la nature des activités.
Cependant, l'opération technique elle-même n'est pas le critère réel de la classification : le portage d'eau est considéré comme un "petit travail", le portage de fumier un "gros travail" : la pénibilité de la tâche non plus : le moissonnage à la faux est un "gros travail", le bottelage et le liage sont regardés comme un "petit travail". Partout en France, portage d'eau et bottelage sont ou étaient exclusivement des travaux de femmes, les autres portages et le moissonnage des travaux d'hommes.
Le critère de classification des travaux en "gros" et "petits", réside en fait dans le statut de ceux qui les effectuent ordinairement. Certains travaux réservés aux hommes et donc réputés "gros" dans certaines régions, sont réservés aux femmes dans d'autres et perdent leur qualification. Ainsi en est-il pour ne citer que ceux-là parmi beaucoup d'autres travaux à affectation sexuelle, du binage des pommes de terre, de la conduite des animaux de trait.
Quand les femmes effectuent des travaux réputés "gros" dans la région considérée -d'une façon exceptionnelle, à certaines périodes, ou d'une façon ordinaire, comme en Bretagne ou dans les Alpes où elles réalisent tous les travaux agricoles- l'évaluation de leurs dépenses et besoins en énergie n'en est pas modifiée pour autant. Ceci n'est pas pour étonner, puisque cette dépense et les besoins réels ne sont jamais mesurés ni comparés : le simple décompte du temps d'activité physique journalier, plus élevé en moyenne d'un tiers pour les femmes que pour les hommes, donnerait à penser que, contrairement à la croyance indigène, ces dépenses et donc les besoins d'énergie sont plus grands chez elles. La théorie des "besoins" quoique invoquant explicitement ou se référant implicitement à des impératifs physiologiques objectifs, les ignore totalement."

(Les phrases en caractères gras sont de mon fait).

La part du lion - Consommation différentielle en Patriarcat - Partie 2 sur ce lien

samedi 11 octobre 2014

La transparence du verre d'eau

Combien d'entre nous, minoritaires dans une assemblée composée d'hommes a tenté d'imposer sa parole dans le concert masculin
tonitruant ? Combien ont essayé de faire prévaloir leur point de vue dans une interminable réunion masculine où il ne se dit au final pas grand chose ?

Je lis et entends régulièrement dire que les femmes ne sont pas une minorité : ça dépend où ! Dans la plupart des réunions auxquelles j'assiste dans l'industrie ou dans l'agriculture-élevage, je suis en général la seule de mon espèce. J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer dans ce billet la difficulté à imposer sa parole dans ces circonstances. Vous y êtes en général transparente comme le verre d'eau de la publicité qu'on peut voir sur les écrans en ce moment (je la vois sur Itélé), lançant un aromatiseur d'eau aux arômes naturels (sic) que vous n'êtes pas obligées d'essayer, continuez avec le sirop que vous achetez habituellement dans votre supermarché, ou buvez de l'eau pure !



La première fois que je l'ai vue, elle m'a choquée (normal, elle a été faite pour lancer un nouveau produit absolument inutile), et puis j'évolue : les mecs sont tout à fait ressemblants, et portraiturés à leur désavantage, le mot "chatte" les fait taire immédiatement. Ils n'ont que ce qu'ils méritent.  

Deux liens pour approfondir le sujet :
Chez Antisexisme, un article érudit et documenté : Les attributs du pouvoir et leur confiscation aux femmes. Le genre et la parole
Et chez les G.A.R.C.E.S : Etre une femme et savoir s'imposer dans la conversation.

Méfiez-vous aussi quand ils vous écoutent :  vos excellentes idées, surtout si vous êtes une subalterne, peuvent leur permettre d'aller briller auprès du patron, ils vous les piquent et se parent des plumes du paon. Mais le patron peut aussi vous piquer une idée et l'attribuer à son directeur commercial : ça m'est arrivé un midi d'été dans un super restaurant en Touraine où je déjeunais avec les deux et où j'ai eu la faiblesse de leur glisser une de mes idées. En septembre, réunion nationale, je vois à l'ordre du jour que mon idée, qui était devenue "la merveilleuse idée de Monsieur Barbon, notre Directeur Commercial", était explicitée pendant l'après-midi entière, modalités d'applications incluses et mise à exécution immédiate par toutes les agences. Comme toutes nos réunions, celle-ci s'est terminée par un buffet avec coupe de champagne : j'ai traversé la réception et je suis allée le féliciter.

Dernière recrutée en CDD dans un bureau d'études peuplé d'ingénieurs qui ne vendraient pas un verre d'eau à quelqu'un qui a soif, j'ai pendant 3 semaines potassé les manuels de référence et d'utilisation d'un logiciel pour les réduire à une fiche produit lisible par des généralistes de la santé pour la tenue d'un stand pendant une semaine à Hôpital-Expo à Villepinte. Pendant 5 jours, j'ai fait de la retape debout devant le stand, pendant que l'ingénieur produit (Jean-Pierre, qui potassait des bouquins de marketing, la discipline lui étant parfaitement inconnue) qui m'accompagnait se balançait sur sa chaise dans le fond du stand. Quand je suis rentrée la semaine suivante, ma petite centaine de contacts était devenue "les contacts de Jean-Pierre" devant la machine à café, et moi par la même occasion.

Ces deux dernières anecdotes pour démentir les femmes pionnières dans des milieux masculins qui, quand un interviewer radio ou télé leur tend une énorme perche en demandant si elles ont été victimes du machisme des hommes, nient farouchement qu'une telle chose se soit produite ou soit même possible. Ne nous fâchons pas : des hommes on en a à la maison, on ne peut pas se brouiller avec eux. Mon expérience de tous les jours proclame le contraire : invisibles, inaudibles, invisibilisées, au besoin spoliées de nos mérites, le monde masculin de l'entreprise est impitoyable avec les femmes.

Lien supplémentaire (tout chaud : c'est dans l'actualité) : Pour le PDG de Microsoft, Satya Nadella, les femmes ne doivent pas demander d'augmentation. Son conseil : faites confiance à votre karma, les filles, c'est mieux. 

samedi 4 octobre 2014

Les fileuses tissent le monde

Au commencement, Elle tricotait, et c'était bien. In the beginning, She was knitting and it was good.


Spinster : fileuse (le mot en anglais a dérivé et est devenu "old maid", vieille fille, sans doute parce qu'elle se rendaient utiles en filant la laine, et certainement parce que le patriarcat dégrade tout ce qui ne lui profite pas, et se soustrait de son service) : femme dont l'occupation est de filer la laine, de faire tourner le rouet, participant ainsi au mouvement cyclique de la Création. Une qui s'est choisi un Moi, qui ne définit son choix ni par la relation aux enfants ni aux hommes, une femme qui s'est auto-déterminée ; une derviche-tourneuse, tourbillonnant dans le Temps et dans l'Espace.
Mary Daly - Webster's First New Intergalatic Wickedary.




Sculpture "Araignée" - Bronze de Louise Bourgeois au Musée Guggenheim de Bilbao. Louise Bourgeois a sculpté plusieurs araignées monumentales (il y en a aussi une à Ottawa), sculptures qu'elle a intitulées "Maman" : en effet, sa mère restaurait des tapisseries anciennes. "L'araignée est une ode à ma mère. Comme une araignée, ma mère était tisserande, et elle avait la charge de l'atelier".

"Les fileuses filent et tissent, raccommodant et créant l'unité de la Conscience... Nous tricotons, nouons, interlaçons, entrelaçons, tournoyons et tourbillonnons. Absorbées par le rouet, dans la célébration ludique, à la fois travail et jeu, les fileuses franchissent les dichotomies de la fausse conscience et brisent ses combinaisons aliénantes."
Mary Daly - Spinning : cosmic tapestries - Gyn / Ecology

En ces jours où les culs-bénits, les bigot-es, les forçats de la famille et de la reproduction (qu'on n'arrête pas d'entendre se plaindre alors qu'illes ne sont pas obligé-es) prennent la rue, ce lyrisme subversif fait du bien !
Lien vers mon tableau Pinterest Spinsters spin the world