mardi 29 mars 2016

Mary Anning, Elizabeth Philpot et le Baron Georges Cuvier

En allant dans ma bibliothèque pour trouver quelques livres pour ce week-end pluvieux et froid de Pâques, je suis tombée par hasard sur ce roman publié en 2010, pour la traduction française. Le roman le plus connu de Tracy Chevalier est La jeune fille à la perle, publié en 1999 et adapté au cinéma en 2003. Dans Prodigieuses créatures, Tracy Chevalier nous raconte sous forme d'un roman à deux voix, les vies de deux archéologues effacées de l'HIStoire du XIXème siècle : Mary Anning et Elizabeth Philpot.


Mary Anning (1799-1947) est une fille du peuple qui survit à Lyme Regis, petite ville de la côte Sud du Dorset en Angleterre en récoltant sur les plages des ammonites et des excréments de fossiles, curiosités que les touristes achètent dans sa petite boutique en ville. Elle et sa famille (son père est ébéniste mais il disparaît de tuberculose en 1810) en vivent très mal : il n'y a pas toujours de quoi acheter du charbon, ni des légumes et du pain pour faire la soupe. Au début de sa carrière, elle est analphabète, elle apprendra à lire vers 13 ans en allant au cathéchisme.
Elizabeth Philpot (1780-1857) est une sorte d'héroïne de Jane Austen : fille issue de la bourgeoisie désargentée, elle est obligée de déménager de Londres avec ses sœurs Margaret et Louise, dans le Dorset où elle désespère de se trouver un mari, vu son absence de dot et de fréquentations de salons convenables. Les deux femmes, bien que de conditions sociales et d'âges différents partagent la même passion de la collection de fossiles. Elles deviennent amies et soutien l'une de l'autre. Quand Mary Anning découvre son premier ichtyosaure enfoui dans une roche, on accourt de partout pour le voir. Mais tout le monde est bien embêté : même si la bête ressemble à un crocodile, on voit très vite que ce n'en est pas un (Charles Darwin -1809-1882- n'a encore rien entrepris) ! Et comme l'Eglise n'autorise aucune interprétation autre que celle de la Bible -le monde a été créé en 6 jours il y a 6 000 ans- que sont donc ces bêtes qui ne ressemblent à rien de connu ? Deuxième contrariété : si Dieu a fait disparaître des espèces entières, ne pourrait-il pas nous faire disparaître aussi ? L'hérésie n'est pas loin, on en tremble dans les sacristies. D'ailleurs l'anatomiste français, Georges Cuvier, prudent professeur d'anatomie comparée, que lit Elizabeth Philpot, se garde bien d'aborder le sujet.


La tête de l'ichtyosaure ci-dessus ressemble à ce que Mary Anning trouvait dans les falaises du Dorset. Et il fallait avoir l’œil pour le distinguer dans la masse. Elle mettait son point d'honneur à la retirer avec soin de la falaise, à la nettoyer et la reconstituer à l'identique dans son atelier.

Les femmes, en ce début du XIXème siècle, n'ont pas accès aux cercles savants de sciences naturelles ; quand Cuvier accusera Mary Anning "d'arranger" ses découvertes (il ne pouvait pas admettre qu'une aussi petite tête soit fixée aux bout d'un aussi long cou), c'est Elizabeth Philpot qui ira la défendre devant la Geological Society à Londres où elle se verra interdire l'accès de la salle de conférence. C'est son neveu qui poussera la porte et qu'on écoutera !


Les deux femmes ne trouveront jamais de mari : Mary Anning deviendra une collectionneuse et une commerçante avisée et célèbre ; autodidacte, elle acquerra sur la durée une rigueur scientifique sans faille. Elizabeth Philpot lui recommande dès le début d'apprendre à écrire pour noter méthodiquement les noms, dates et lieux de découverte de ses spécimens. Elizabeth Philpot écrira de temps en temps à Cuvier qui ne lui répondra jamais.

La lecture de ce roman est un délice semé de petites notations proto-féministes des deux héroïnes ; les personnages ont tous réellement existé, les faits rapportés se sont produit, y compris l'anecdote de l'onguent que Margaret met au point pour les mains de sa sœur Elizabeth qui rentre crottée avec des mains crevassées de plébéienne de ses recherches sur les plages, onguent artisanal qui sera fabriqué et vendu régionalement. Le travail de romancière de Tracy Chevalier consiste à reconstituer, dans les interstices des faits, les sentiments et les chagrins des deux femmes, leurs difficultés, leurs rivalités, leur solidarité et leurs brouilles ; elles auraient même croisé sans le savoir Jane Austen qui passait, en vacances, dans le Dorset ! Les deux découvreuses sont oubliées à la fin du XIXème siècle, bien que leur collections à toutes deux rentrent aux Museums d'Histoire naturelle de Londres et Paris. Leurs noms ont été associés à deux espèces de poissons fossiles. Mais les choses changent ces dernières décennies : on reconnaît aux découvertes de Mary Anning une influence sur l'histoire géologique de la Terre ; Google lui consacre même un de ses doodle le 21 mai 2014, pour son 215ème anniversaire.




Mary Anning - Paléonthologue - 1799-1947


Elizabeth Philpot - Paléonthologue - 1780-1857

jeudi 24 mars 2016

De quelques inversions patriarcales : Pâques

Pâques : fête chrétienne de la résurrection du Christ, fête mobile, "fixée le premier dimanche après la pleine lune suivant le 21 mars" selon Wikipedia. Il fallait, je suppose, faire pièce aux traditions païennes qui célébraient le Printemps, la renaissance de la nature. Les œufs de Pâques en chocolat en attestent. Les Pâques chrétiennes sont la transposition  chrétienne de Pessah, fête juive de la Pâque où on célébrait aussi l'agneau pascal... en le mangeant. Dans la tradition chrétienne, c'est le Christ qui s'offre en sacrifice pour la rédemption de nos péchés, selon les écritures. Il n'empêche que homme sacrificiel ou pas, les agneaux, les chevreaux, nouveau-nés animaux, remplissent les abattoirs les jours précédant cette soi-disant "fête du renouveau de la vie" et font les frais de l'affaire. Le Christ offrant sa vie ne leur évite pas le sacrifice imposé de la leur. En fait de renouveau de la vie, les petits des animaux sont abattus à quelques jours, après avoir été séparés de leurs mères, pour les plaisirs de table des humains qui n'y verraient pas malice ! Vraiment ?

Clairement, les religions du Livre n'ont pas inventé les animaux sacrificiels pour célébrer leurs fêtes, c'est une vieille histoire qu'elles n'ont fait que transmettre et pérenniser. L'humanité a dû "évoluer" des spiritualités féminines animistes de plein air, aux cultes masculins dans des temples, où se pratiquaient des sacrifices humains, puis animaux, pour se concilier les bonnes grâces de dieux devenus opportunément mâles ; avec toutes sortes de justifications à la mord-moi-le-nœud pour donner un semblant de "raison" à la chose. Et comme il faut bien couvrir les frais généraux, les temples sont devenus de prospères boucheries où on vendait la viande des animaux sacrifiés, ça paie le bedeau, les bougies, et le loyer ! Le tour était joué. On nous présente comme "naturel" ce qui n'est que de la culture et de l'HIStoire ! Pour faire bon poids, ajoutons la "tradition", car selon les patriarcaux, le monde est figé, et toute proposition de changement est vécue comme une menace pour la "forteresse assiégée", ses privilèges et ses jobardises.

Retour de la "vache folle" dans les Ardennes sur un troupeau de Salers (que fichent des Salers dans les Ardennes ? Nobody knows). En tout état de cause, habituelle inversion de la charge : c'est la vache qui est folle, pas le système qui a fait de ces doux herbivores des granivores et même des carnivores, en leur faisant ingurgiter des tonnes de tourteaux de soja, de maïs, et... des résidus d'abattoirs sous forme de "farines animales". Accuser les victimes fait partie du système patriarcal dans l'élevage aussi. Allez, cadeau : une brève de Charlie Hebdo N° 1235 dans (presque) la même thématique :)


Pour que les femmes se créent leur propres mythologies à l'endroit, Mary Daly propose des antonymes :

Païenne, Barbare -  De heathen (en anglais) -qu'effectivement le français va traduire par barbare ou païen qui le réduisent. Heath en anglais veut dire lande, terre : originellement un.e habitant.e d'une terre donnée, "un.e membre non converti.e d'un peuple ou d'une nation qui ne reconnaît pas le Dieu de la Bible : un.e païen.ne". Anglais : Pagan.

Her-éthique  adj : en harmonie avec les standards Gyn /Ecologiques de conduite morale. (L'anglais permet de jouer avec le mot hérétique recombiné avec Her, pronom possessif féminin Sa, et éthique, du grec ethos : morale).

Joyeuses Pâques, Joyeuse fête de Printemps quel qu’en soit le nom, quelle que soit l'occasion que vous fêtez. Mettez de préférence sur la table des agneaux et des lapins en chocolat.

mercredi 16 mars 2016

Salle de sport et domination masculine

BILLET INVITEE
Je vous propose un billet sur l'occupation masculine dans les espaces publics, sujet déjà traité sur ce blog, mais pas dans les salles de sports, puisque je ne les fréquente pas ! Je laisse donc le clavier à Illana de Tel Aviv, sportive qui blogue en français qui a composé cet article. Si vous souhaitez contribuer en lui envoyant vos vidéos, n"hésitez pas à aller les poster sur son billet : Salle de sport et domination masculine.
oOo
" Les discriminations genrées sont fréquentes, invariables et presque banales. Elles s'insinuent dans à peu près tous les aspects de nos vies en société. Au travail, à l'école, dans le couple, dans la façon d'éduquer nos bambins, dans le champ politique, etc... Les femmes ne sont pas « encore » les égales des hommes, n'en déplaise à certains anti-féministes (hommes et femmes) plaidant que le combat serait fini depuis belle lurette (ah ? A mêmes compétences et même poste, les femmes touchent autant que les hommes ? Les idées relatives à la culture du viol n'existent ni ne se répandent ? Cela m'avait échappé).

J'en profite pour rappeler ce que ces hystéros de féministes réclament : l'égalité sociale et économique entre les sexes. Ni plus, ni moins. Je n'ai nullement envie d'avoir une b*** entre les jambes (désolée Tonton Sigmund), ni ne nie les différences physiologiques entre les sexes (j'ai suivi les cours de SVT et joué à touche-pipi avec les petits cousins). Pour autant la part acquise, la part culturelle qui affecte les relations entre les hommes et les femmes et leur place respective dans nos sociétés est bien plus prégnante que la part « naturelle ». Depuis le bac à sable et le temps des socquettes à dentelles vissées dans les chaussures vernies, on laisse entendre de façon plus ou moins directe aux petites filles qu'elles doivent rester discrètes, sages, douces et jolies. Les petits garçons, quand à eux, sont sommés d'être tournés vers l'extérieur, la démonstration, l'exercice de leur force. Cette grille de lecture est également valable dans un endroit que je fréquente volontiers, j'ai nommé la salle de sport.

Voici un top cinq des différences de comportement des hommes et des femmes dans l'anti-chambre de la culture physique.

1. Le volume sonore  


La femme, dans l'effort physique, n'entrouvrira pas ses humbles lèvres, sa bouche restera close parce que non, elle ne souffre pas, ou du moins, elle ne le révélera pas. Intérieurement elle fulmine, elle gronde, cette satanée machine lui esquinte les cuisses et lui démantèle les articulations mais, de façade, elle aura l’air d’un mannequin de cire. C’est à peine si une goutte de sueur viendrait perler ce joli front.

L’homme, quant à lui, vagira entre deux tractions ou poussées d’altères, affichant son effort et cherchant à attirer le regard de ses congénères dans une parade d’intimidation sauvageonne, ainsi que l’attention des femmes qui, dans leur esprit, se pâment devant des mâles mugissant. Personnellement peu impressionnable par les attitudes de paon, je fais en sorte de ne surtout pas poser sur eux un regard qu’il pourraient mésinterpréter. Sinon gare à en arriver au point 2.

2. Le verbiage

L’homme déambulant avec aplomb sur son terrain sera prompt au bavardage avec la sportive occupée à feindre la totale décontraction, les cuisses et le postérieur en feu à la suite d’une série de 150 squats et 45 pompes. Il essaiera vainement de masquer sa technique de drague en balançant un conseil technique prônant la posture de la mangouste inversée qui favoriserait le gainage de la ceinture abdominale (page 45 du magazine Vital de novembre 2015), le sourire en coin et la sueur odorante se reflétant sous les néons vintage de la salle. Non, mec, je suis ici pour me défouler et me sculpter un corps du diable, mais surement pas pour essuyer les tentatives d’approches de lourdauds.


3. Les expressions faciales

Parce qu'une fille doit rester belle et lisse en toutes circonstances, vous ne la verrez pas grimacer ou panteler, malgré les 23 kilos qui lui congestionnent le cuisseau -mais ce n'est pas grave puisque ça va lui tonifier le gluteus maximus (le grand fessier, mesdames, messieurs) . A contrario , le mâle respirera de façon appuyée, de quoi manger sa douce haleine si vous avez le malheur de vous trouver sur la machine d'en face. Il vous fera toutes les grimaces du répertoire hulkien, veines saillantes, mâchoire décrochée, langue pendante. Le Quinze néo-zélandais à côté, c'est du pipi de chat.

4. L'occupation de l'espace

Comme dans de nombreux espaces publics, on retrouve des différences fondamentales entre les hommes et les femmes quant à l'appropriation du territoire. Exemple : dans les transports en commun, les hommes sont plus enclins à écarter les jambes et s'étaler. Ça a même un nom, le « manspreading », et c'est assez typique du monopole et de la confiscation de l'espace public par les hommes au détriment de la gente féminine. De leur côté, les femmes croiseront les jambes, se feront « petites », veilleront à ne pas déranger le voisin en repliant le petit bout de trench qui dépasse sur le strapontin adjacent.

Dans une salle de sport, on retrouve ce type de comportement dévoreur d’espace. Les hommes paradent entre les machines, pas lent, roulement d’épaules synchronisé, ils ne se préoccupent que peu des sportifs qui les entourent et de leurs besoins en terme de disponibilité des machines. Ils "réservent" des machines en y posant ostensiblement leur serviette imbibée de sueur et de testostérone : ”je suis en pleine session alternance ischio jambier, épaule, torso, faudra attendre”. De leur côté, les femmes sont éminemment conscientes de leur environnement et se déplacent de machine en machine en faisant le moins de grabuge possible, en ligne droite, sans se pavaner. De plus, elles céderont rapidement leur place si se pose sur elles le regard insistant d’une personne qui voudrait pratiquer une machine en particulier. Credo : ne pas faire de vague.

5. Suivez le reflet


Tels des papillons de nuit agglutinés autour d'un lampadaire, ces messieurs s'agrègent dans le coin palais des glaces. Des rangées d'hommes en ligne, army style, face aux miroirs, investissant le même effort dans le geste gymnastique que dans sa contemplation. A quoi bon faire du sport si l'on ne peut s'admirer en pleine action ? Comment ne pas se délecter de la vision de ses muscles en effervescence, le deltoïde et son premier radial enflés par l'effort ? Personnellement, cela m'évoque les miroirs aux plafonds des love hotels. La performance sublimée par sa mise en abîme.

Les filles, quand à elles, exécutent leurs exercices dans leur coin (n'excluant pas un petit selfie ou une vérification / miroir à l'abri des regards), fermées dans leur intimité, au-dedans, barricadées dans leur sanctuaire, tournées vers l'intérieur, à l'inverse des hommes à qui l'on a appris à dominer l'espace public, à afficher et à s'affirmer.

Parce que ça fait chier cette autocensure -que je pratique aussi, poids de l'éducation et normes sociales obligent, essayons de dépasser cela en nous amusant : je vous propose de m'envoyer vos vidéos « joue le bonhomme à la salle de sport », et j'en fais de même. Je veux vous voir hurler en soulevant des poids et mater les mecs sans vergogne. Puis je vous balance le montage rapidement. Cap ? "

mardi 8 mars 2016

Un lieu à soi - 8 mars, Journée Internationale des droits des femmes

8 mars : Journée Internationale des droits des femmes, la dénomination telle que l'a voulue Clara Zetkin, journaliste, activiste socialiste, pacifiste et féministe. Les patriarcaux et leurs agents ne pouvant désormais plus l'occulter, ou faire comme si elle n'existait pas, tordent son sens et son épellation : Journée de la la Fâme (pour les plus courantes, femme essentialisée, donc combat désamorcé), devant être fêtée comme la Saint-Valentin ou la Fête des mères, ils feignent d'en faire une fête commerciale. Si les événements nous échappent, feignons d'en être les organisateurs. Un certain nombre de perles sont recensées par quelques blogueuses et un Tumblr : ma préférée c'est celle de la Chaîne TEVA qui convie durant ces journées les mecs à parler de leur bite. L'habituel besoin des opprimées (en admettant que ce soient les femmes qui décident sur Téva) de donner des gages aux hommes qui pourraient selon elles, prendre ombrage du côté "trop féministe" de la Journée. Ne nous fâchons pas, on a encore besoin d'eux, pensent-elles.


Pour ce 8 mars, j'ai décidé de vous parler de la nouvelle traduction de Une chambre à soi de Virginia Woolf par Marie Darrieussecq, qui vient de sortir en librairies. Le texte de Virginia woolf "A room of one's own" fut traduit en français par "Une chambre à soi", traduction sexiste selon Marie Darrieussecq, le mot room en anglais veut dire "pièce", le mot anglais pour chambre étant bedroom. Renvoyer les femmes à la chambre, encore un coup des patriarcaux, qui n'en sont plus à un près. Marie Darrieussecq a donc donné un nouveau titre au texte de Woolf : Un lieu à soi. Elle s'en explique dans la préface, où elle évoque toutes les autres possibilités qui se présentaient et qu'elle a éliminées. Sa traduction est éblouissante. Il faut dire que Virginia Woolf est, avec Proust, le plus grand écrivain du XXème siècle. Le contexte dans lequel a été écrit Un lieu à soi est l'année 1928 : 8 ans après la fin de la guerre, les femmes anglaises obtiennent le droit de vote selon les mêmes termes que les hommes (en 1918, seules les femmes de plus de 30 ans avaient le droit de vote) et il existe à l'époque en Grande-Bretagne 3 universités de filles. Pauvrement dotées par rapport à celles de garçons, c'est tout le thème d'Un lieu à soi, la pauvreté des femmes et l'ignorance où elles sont tenues, l'effacement des femmes de l'histoire, le déni radical de leur potentiel ; Virginia Woolf invente une sœur artiste à Shakespeare et imagine son destin tragique dans l'Angleterre élisabéthaine. Woolf évoque les destins des sœurs Brontë et de Jane Austen qui écrivent vaille que vaille, inventant leurs romans sans modèles féminins précurseurs, dans le contexte étouffant du patriarcat, sans lieu à elles, et qui, malgré ces obstacles, atteignent l'universel.

Le texte, bien qu'écrit en 1928, est d'une modernité extraordinaire : c'est un projet de discours d'inauguration d'université de jeunes filles. Les deux textes les plus faciles à lire de Virginia Woolf sont incontestablement Un lieu à soi et Trois guinées, parce que les romans de Virginia Woolf ne sont pas exactement faciles à lire. Essayez Mrs Dalloway, juste pour voir. Puis aussitôt après, Les vagues, son roman le plus expérimental. Donc, ruez vous sur le "Un lieu a soi", vous ne le regretterez pas. Il devrait d'ailleurs être enseigné dans les écoles. Pour vous mettre l'eau à la bouche, je vous en propose deux extraits :

" Il faut que je vous dise que ma tante, Mary Beton, est morte en tombant de son cheval alors qu'elle se promenait pour prendre l'air à Bombay. La nouvelle de mon héritage m'est arrivée un soir, à peu près à l'époque où fut passée la loi qui donna le vote aux femmes. La lettre d'un notaire tomba dans ma boîte aux lettres et quand je l'ouvris je découvris que ma tante m'avait laissé 500 livres par an pour toujours. Des deux, -le vote et l'argent- l'argent, je l'avoue me sembla infiniment plus important. Avant ça, j'avais gagné ma vie en mendiant toute une variété d'étranges travaux auprès des journaux, ici une foire aux ânes, là un mariage ; j'avais gagné quelques livres sterling en écrivant des adresses sur des enveloppes, en faisant la lecture à des vieilles dames, en fabriquant des fleurs artificielles, en enseignant l'alphabet dans un jardin d'enfants. C'étaient là les principales occupations des femmes avant 1918. Je n'ai pas besoin je le crains, de décrire en détail la difficulté du travail, car vous connaissez peut-être des femmes qui l'ont fait ; ni la difficulté de vivre de l'argent ainsi gagné, car vous avez peut-être essayé. [...] Cependant, comme je l'ai dit, ma tante mourut ; et chaque fois que je change un billet de 10 livres, un peu de cette rouille, de cette corrosion est décapée ; la peur et l'amertume s'en vont. Vraiment, me disais-je en glissant les pièces d'argent dans mon porte-monnaie, quand je me rappelle l'amertume de cette époque, quel remarquable  changement de caractère un revenu fixe peut apporter. Aucune force au monde ne peut me retirer mes 500 livres. Je suis logée, nourrie et blanchie pour toujours. En conséquence, non seulement cessent l'effort et le labeur, mais aussi la haine et l'amertume. Je n'ai besoin de haïr aucun homme ; il ne peut pas me blesser. Je n'ai besoin de flatter aucune homme ; il n'a rien à me donner. Ainsi, imperceptiblement, me suis-je retrouvée à adopter une nouvelle attitude envers l'autre moitié de la race humaine. Il était absurde de blâmer une classe ou un sexe dans son ensemble. Les grandes masses des peuples ne sont jamais responsables de ce qu'elles font. Elles sont menées par leurs instincts, qui sont hors de leur contrôle. Eux aussi, les patriarches, les professeurs, ont eu des difficultés sans fin, et de terribles obstacles à affronter. Leur éducation, par certains aspects, a été aussi déficiente que la mienne. Elle leur a inculqué d'aussi grands défauts. Certes, ils avaient l'argent et le pouvoir, à un coût cependant, celui de nourrir en leur sein un aigle, un vautour, pour toujours leur dévorant le foie et leur déchirant les poumons -l'instinct de la possession, la rage de l'acquisition, qui les pousse à désirer les terres et les biens des autres, perpétuellement ; à fabriquer des frontières et des drapeaux ; des vaisseaux de guerre et des gaz empoisonnés ; à offrir leur propre vie et celle de leurs enfants. Promenez vous sous l'arche de l'Amirauté (j'avais atteint ce monument) ou toute autre avenue dédiée aux trophées et au canon, et songez au genre de gloire célébrée ici. Ou regardez, au soleil du printemps, l'agent de change et le ténor du barreau s'enfermer pour faire de l'argent et plus d'argent et encore plus d'argent quand il est avéré que cinq cents livres par an suffisent à rester vivant sous le soleil. Ce sont là de déplaisants instincts à nourrir ; ils sont le fruit des conditions de vie ; du manque de civilisation songeais-je en regardant la statue du Duc de Cambridge, et en particulier les plumes de son bicorne, avec une fixité qu'elles ont rarement reçue jusque-là. Et comme je prenais conscience de ces obstacles, graduellement la peur et l'amertume se transformaient en pitié et tolérance ; et au bout de un an ou deux, c'en était fait de la pitié et de la tolérance, pour laisser place au véritable lâcher-prise, qui est la liberté de penser les choses en elles-mêmes. Cet édifice, par exemple, est-ce que je l'aime ou pas ? Ce tableau est-il beau ou non ? Ce livre, à mon avis, est-il bon ou pas ? Vraiment l'héritage de ma tante m'a dévoilé le ciel, et à mis à la place de la vaste et imposante figure d'un monsieur, que Milton recommandait à mon adoration perpétuelle, la vue d'un ciel dégagé ".

" Je vous conjure de vous souvenir de vos responsabilités, de viser haut, grand, spirituel, je vous rappellerai combien de choses dépendent de vous et quelle influence vous pouvez avoir sur le futur. [...] Je me trouve à dire brièvement et prosaïquement que le plus important est d'être soi-même, plutôt que n'importe quoi d'autre. [...] Quels encouragements supplémentaires puis-je vous donner pour plonger dans le chantier de la vie ? Jeunes femmes, pourrai-je dire, [...] vous êtes à mon avis détestablement ignorantes. Vous n'avez jamais fait aucune découverte d'une quelconque importance. Vous n'avez jamais ébranlé un empire ou mené une armée au front. Les pièces de Shakespeare ne sont pas de vous, et vous n'avez jamais introduit une race barbare aux bienfaits de la civilisation. Quelle est votre excuse ? [...] Nous avons mis au monde et nourri et lavé et  éduqué, jusque vers l'âge de six ou sept ans, le milliard et six cent vingt trois millions d'êtres humains qui sont, selon les statistiques, en ce moment présents à l'existence; et ça, même en admettant que certaines avaient de l'aide, ça prend du temps. [...] car c'est un fait, qu'il n'y a aucun bras auquel s'accrocher, mais que nous devons avancer seules et que nous sommes en lien avec un monde de réalité et non seulement un monde d'hommes et de femmes, alors l'occasion viendra où la poétesse morte qui était la sœur de Shakespeare revêtira ce corps si souvent tombé. Tirant sa vie des inconnues qui l'ont précédée, comme fit sont frère avant elle, elle naîtra. Mais nous ne pouvons compter sur sa venue sans cette préparation , sans cet effort de votre part, sans cette détermination qu'une fois revenue à la vie elle trouve possible de vivre et d'écrire sa poésie, car sinon ce serait impossible. Mais je maintiens qu'elle viendra si nous travaillons pour elle, et que ce travail, même dans la pauvreté et l'obscurité, vaut la peine. "

Un lieu à soi - Virginia Woolf - Traduction de Marie Darrieussecq - Denoël Editeur.